Opinion
L’emprise subtile de la Chine sur l’Extrême-Orient russe : ressources, dépendance et géopolitique

Le pont enjambant la baie de la Corne d'Or dans le port de Vladivostok, en Russie, le 5 septembre 2022
Photo: Kirill Kudryavtsev/AFP via Getty Images
Un changement visible : l’influence chinoise dans la vie quotidienne
Imaginez-vous déambuler dans les rues des villes de Blagovechtchensk ou de Vladivostok, en Extrême-Orient russe. Ce qui attire le regard, ce n’est pas l’architecture de l’époque soviétique ni les vastes paysages sibériens : c’est l’influence chinoise omniprésente.
Les enseignes des magasins, les menus, les brochures d’hôtels et même certains panneaux de signalisation affichent désormais des caractères chinois. À la fin de l’année passée, les habitants de Blagovechtchensk ont photographié les nouveaux panneaux installés dans leur ville qui indiquaient les directions uniquement en chinois. Cela a suscité des interrogations qui ont conduit au remplacement des panneaux par une version bilingue.
Il ne s’agit pas d’une annexion, mais d’un signe visible d’un changement profond : ces villes se réorientent vers le sud, ciblant le commerce, le tourisme et les investissements provenant de la Chine voisine.
Deux nouvelles grandes voies de passage ont, ces dernières années, traversé la frontière. Le premier pont routier entre la Russie et la Chine a été inauguré entre Blagovechtchensk et Heihe en juin 2022 ; le premier pont ferroviaire (Tongjiang–Nizhneleninskoye) a été ouvert à la circulation en novembre 2022. Ces passages ont transformé le fleuve Amour d’un obstacle en artère principale, permettant le transport de personnes, de bois, de minerai et de biens de consommation dans les deux sens.
Est-ce que la Chine est en train de « prendre le contrôle » de l’Extrême-Orient russe ?
C’est ce qui semble se produire, même si ce n’est pas par des chars d’assaut, mais par l’économie, les infrastructures et une influence subtile qui lient la région plus étroitement à Pékin qu’à Moscou.
Les richesses stratégiques de la Russie orientale
Ce phénomène reflète une dynamique plus large dans l’est de la Russie, connu sous le nom de Sibérie – une immense région s’étendant des monts Oural jusqu’au Pacifique et couvrant plus de 13 millions de kilomètres carrés, soit 77 % du territoire du pays. C’est une mine de ressources qui suscite la convoitise des puissances mondiales depuis des siècles.
Les richesses énergétiques de la région sont légendaires : d’importantes réserves de pétrole et de gaz sont acheminées par des pipelines comme l’oléoduc Sibérie orientale-océan Pacifique (ESPO) qui livre le brut directement vers la Chine et le gazoduc Force de Sibérie 1 qui fournit du gaz à la Chine dans le cadre d’un contrat de 30 ans à partir de 2019. Les minéraux abondent également : or, palladium et terres rares qui totalisent 658 millions de tonnes métriques réparties en 29 types, selon les chiffres publiés en février 2025 par le ministère russe des Ressources naturelles. La Sibérie fournit plus de la moitié du palladium mondial, essentiel aux catalyseurs automobiles et à l’électronique.
À la surface, les forêts boréales assurent l’exportation de bois, tandis que les terres agricoles louées par les entreprises chinoises cultivent du soja pour les marchés chinois. La mer d’Okhotsk et les côtes du Pacifique sont des mines d’or pour la pêche, connues surtout pour son saumon, son colin et ses crabes. Les flottes russes ont péché plus de 330.000 tonnes de colin à elles seules en février 2025, tandis que les scientifiques proposent un quota de 2,42 millions de tonnes pour 2026.
La région représente une part importante des produits mondiaux de la mer – tournant historiquement autour de 10 % – bien que les chiffres exacts fluctuent en fonction des quotas et du climat. Stratégiquement, la géographie de l’est de la Russie, et surtout de son Extrême-Orient limitrophe de la Chine, de la Mongolie, de la Corée du Nord et du Pacifique, le rend plus proche de Pékin ou de Tokyo que de Moscou, ce qui en fait à la fois une frontière vulnérable pour la Russie et une cible d’influence.
L’intégration subtile par Pékin
L’approche de Pékin ne repose pas sur une conquête ouverte, mais sur une intégration patiente par le biais de pipelines, de financement et de persistance.
L’ESPO et la Force de Sibérie 1 ont stabilisé les exportations russes vers la Chine, tandis que Pékin a financé leur construction pour avoir accès au pétrole et au gaz à prix réduit. La construction du gazoduc Force de Sibérie 2 – l’expansion proposée via la Mongolie – était toujours au point mort en mai 2025, permettant à la Chine d’obtenir de meilleures conditions face au désespoir de la Russie.
Dans le secteur financier, le yuan domine, notamment après l’entrée en vigueur des sanctions occidentales envers la Russie liées à la guerre qu’elle mène en Ukraine : plus de 95 % des échanges commerciaux entre la Russie et la Chine se font en yuans ou en roubles. Le montant des échanges est resté stable – 106,48 milliards de dollars au premier semestre de 2025 – malgré une baisse de 9 % de leur volume. La Russie constitue donc un terrain d’essai pour le yuan, tandis que la prudence des banques chinoises face aux sanctions secondaires américaines confère à Pékin un droit de veto qui lui permet de bloquer les paiements à sa convenance.
Le commerce suit un schéma similaire. Les marques automobiles occidentales ont fui la Russie après les sanctions. Les voitures chinoises ont comblé le vide, détenant 55 à 57 % du marché au premier semestre 2025 – en légère baisse par rapport aux 60 % en 2024 en raison de la hausse des droits de douane et des « frais de recyclage » imposés par Moscou pour protéger les constructeurs locaux. L’électronique, les machines et les biens de consommation suivent la même tendance, inondant les rayons des commerces russes de produits avec des étiquettes « Fabriqué en Chine ».
Les forêts, les exploitations agricoles et les pêcheries renforcent les liens sino-russes : les entreprises chinoises louent de vastes étendues dans le kraï (région) de Transbaïkalie, exploitent du bois sous concession, tandis que leurs flottes dominent la pêche de poisson du Pacifique, effectuant sa transformation en Chine et créant des dépendances en matière de sécurité alimentaire.
Les asymétries économiques et dépendances locales
Pour les gouverneurs d’Extrême-Orient russe, ce n’est pas malvenu – c’est une question de survie. La négligence de Moscou envers la région, qui dure depuis des décennies, remonte à l’ère postsoviétique lorsque l’effondrement de la planification centralisée a provoqué de graves perturbations économiques et un exode considérable de la population.
Depuis 1991, l’Extrême-Orient russe a perdu plus d’un quart de sa population, passant d’environ 8 millions à environ 6 millions vers les années 2010 – les statistiques officielles faisant état d’une baisse de 1,75 million entre 1990 et 2010 seulement. Cette hémorragie démographique a été alimentée par un sous-investissement chronique du gouvernement central, entraînant la vétusté des infrastructures, l’insuffisance des soins de santé, de l’éducation et des réseaux de transport qui restent sous-financés et sous-développés, notamment en Sibérie orientale et en Extrême-Orient.
De nombreux habitants se plaignent que Moscou privilégie les régions occidentales, traitant l’Extrême-Orient comme une périphérie éloignée malgré ses richesses en ressources, exacerbant ainsi des problèmes tels que le coût de la vie élevé, la rigueur du climat et le manque d’emplois qui poussent à la migration vers l’ouest, surtout vers des villes comme Moscou ou Saint-Pétersbourg.
Les mesures incitatives visant à encourager les Russes de souche à se réinstaller vers l’est ont échoué, laissant les infrastructures en mauvais état et incitant les dirigeants régionaux à chercher des alternatives auprès de Pékin qui fournit de la liquidité, de la main-d’œuvre et des projets. Les entrepreneurs chinois construisent des routes, les agriculteurs chinois cultivent les terres et les banques chinoises accordent des crédits. Résultat ? Une région économiquement plus alignée sur Harbin (Chine) que sur le Kremlin.
Un partenariat déséquilibré
Cette asymétrie remodèle les relations sino-russes, démentant la rhétorique du « partenariat sans limites ».
Dans le domaine de l’énergie, les retards causés par la Chine à la réalisation du projet Force de Sibérie 2 font de Moscou un preneur de prix, d’autant plus que l’Europe lui est inaccessible. La domination du yuan offre de la stabilité, mais expose la Russie aux caprices de Pékin. L’intégration régionale attire les provinces d’Extrême-Orient russe vers leur voisin du sud, surtout que ses marchés et ses investisseurs sont plus proches.
Sur le plan politique, Pékin mesure bien son soutien : suffisant pour maintenir la Russie à flot, mais pas suffisant pour un véritable partenariat. Prenons l’exemple de l’Iran : dans le contexte des tensions avec Israël en 2024, la Chine n’a pas offert de soutien militaire à l’Iran, privilégiant la sécurité pétrolière à la défense de son « partenaire ». C’est une question de transaction : avoir accès pour Pékin au risque minimal.
La stratégie de l’État-parti chinois
Tout cela correspond à la stratégie à long terme du Parti communiste chinois (PCC).
La Russie orientale assure l’approvisionnement de la Chine en matières premières (pétrole, gaz, métaux, etc.) en contournant les points faibles maritimes comme le détroit de Malacca, où la puissance navale américaine pourrait étouffer les approvisionnements.
La Russie est un terrain fertile pour l’internationalisation du yuan, avec 95 % de ses échanges bilatéraux en monnaies locales, s’avérant un modèle pour les autres partenaires de Pékin dans le cadre de son titanesque programme « Initiative Ceinture et Route » qui vise à renforcer l’influence géopolitique de la Chine dans le monde entier par le biais d’investissements dans divers projets d’infrastructure.
La dépendance du Kremlin accroît l’influence du régime chinois : les prêts et les infrastructures s’inspirent des modèles des mines africaines ou des accords pétroliers latino-américains, préservant la souveraineté formelle tout en dictant les conditions. En même temps, cela renforce l’alliance sino-russe dans le cadre de la stratégie de domination mondiale de Pékin.
Les tendances historiques dans les relations sino-russes
Pourtant, la Chine et la Russie n’ont pas toujours été de proches alliées.
Pékin se souvient des pertes territoriales survenues à la suite des « traités inégaux » d’Aïgoun (1858) et de Pékin (1860) lorsqu’un immense angle sud-est de la Sibérie (incluant les territoires actuels de l’Extrême-Orient russe avec le port stratégique de Vladivostok) a été annexé par l’empire russe tsariste à l’empire de Chine après sa défaite dans la seconde guerre de l’opium.
Bien que l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) de Staline et le régime communiste de Mao – arrivé au pouvoir en Chine en 1949 – aient été de proches alliés, vers la fin des années 1950 leurs relations se sont détériorées jusqu’à une rupture au milieu des années 1960, suivie même de confrontations militaires.
Les États-Unis et leurs alliés ont considéré la dégradation visible des relations entre Pékin et Moscou comme une occasion de détacher la Chine du camp socialiste. Ils espéraient également que, grâce au développement de l’économie de marché, la Chine adhérerait de plus en plus à l’esprit d’entreprise et aux valeurs universelles, qu’elle achèverait la transformation de son système totalitaire et deviendrait un pays démocratique.
Toutefois, ayant profité des investissements massifs et de la technologie occidentale pour se transformer en une superpuissance industrielle et militaire, le pays a préservé son régime totalitaire qui, au fil du temps, a commencé à devenir de plus en plus dictatorial et de se rapprocher de la Russie – l’héritière de l’Union soviétique. L’amélioration progressive des relations entre Pékin et Moscou a finalement évolué vers le « partenariat sans limites » entre la Chine et la Russie proclamé en 2022.
La situation actuelle des deux pays diverge : la Russie est un empire assiégé en quête d’alliés, tandis que le régime communiste qui règne sur la Chine tire parti surtout de sa puissance économique en quête de domination mondiale.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

Tamuz Itai est journaliste et chroniqueur à Tel Aviv, en Israël.
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