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Opinion

La labellisation des médias (JTI) de RSF est déjà intégrée dans la loi européenne sur la liberté des médias

Le 19 novembre à Arras, Emmanuel Macron déclarait vouloir "tout faire pour que soit mis en place un label" pour les sites d'information, créant une polémique en France sur les conséquences d'une telle labellisation arbitrée par la Journalism Trust Initiative (JTI) de Reporters sans frontières (RSF). Pourtant, le règlement européen sur la liberté des médias (European Media Freedom Act, EMFA) consacre déjà la JTI de RSF pour identifier les médias « fiables » et encourage les grandes plateformes numériques à l'appliquer.

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La présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, participe à une conférence de presse à Bruxelles le 3 décembre 2025.

Photo: NICOLAS TUCAT / AFP via Getty Images

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Durée de lecture: 14 Min.

Cette intégration de la labellisation des médias dans la loi européenne sur la liberté des médias votée en 2024 marque un tournant : une norme élaborée par une ONG et ses partenaires se retrouve placée au cœur d’un dispositif juridique européen, avec des effets potentiels sur la visibilité des médias et leurs rapports de confiance aux plateformes numériques, explique RSF.
Mais cet engrenage suscite des réserves : l’EMFA ne crée pas un label unique obligatoire, mais encourage l’usage de la JTI et de dispositifs similaires, ouvrant la voie à une différenciation progressive entre médias certifiés et non certifiés.
En toile de fond, se pose une question centrale pour le paysage informationnel européen : jusqu’où un standard privé appliqué par des entreprises numériques étrangères peut‑il structurer, de fait, l’accès au public et aux ressources dans un environnement où la désinformation et les pressions politiques servent de justification à une régulation accrue ?

Un standard privé dans le droit européen 

La JTI est née chez RSF à partir de 2018, en partenariat avec plus d’une centaine d’acteurs du secteur, avant d’être transformée en norme par le Comité européen de normalisation (CEN). Elle définit un ensemble d’indicateurs portant sur la transparence de la propriété, des financements, de la gouvernance éditoriale, ainsi que sur l’existence de procédures explicites de correction, de traitement des plaintes et de respect de règles déontologiques.
Sur le papier, le dispositif se veut un outil d’autorégulation : les médias s’auto‑évaluent, publient un rapport de transparence et, s’ils le souhaitent, se soumettent à un audit externe conduisant à une certification.
En pratique, ce cadre, élaboré par un ensemble d’acteurs privés (ONG, diffuseurs publics, organisations professionnelles), acquiert, via l’EMFA, une fonction quasi normative, sans être pour autant intégré à un processus classique de loi ou de régulation publique.

La promesse de « fiabilité » face à la désinformation

RSF et ses partenaires présentent la JTI comme une réponse à la prolifération de contenus douteux et à la concurrence d’acteurs qui ne respecteraient aucune règle de métier, mais bénéficient des mêmes canaux de diffusion.
L’objectif affiché est d’« inverser les incitations » des plateformes et du marché : rendre mesurable la conformité à des standards journalistiques, afin que les médias qui les respectent tirent un avantage en termes de visibilité, de crédibilité et d’accès à certains financements, publicités ou programmes.
Cette logique suppose toutefois que les acteurs dominants (grandes plateformes, annonceurs majeurs, États) adoptent effectivement le standard, ce qui crée un risque de dépendance accrue des médias vis‑à‑vis de critères définis en amont par un cercle restreint d’organisations, parfois déjà politisées.

L’EMFA, un cadre protecteur ambigu

L’EMFA, adopté en 2024, est présenté par les institutions européennes comme un bouclier contre les ingérences politiques, la concentration excessive et les abus des grandes plateformes.
Le texte comporte des garde‑fous : interdiction d’ingérence directe des gouvernements dans les décisions éditoriales, encadrement de l’utilisation des logiciels espions contre les journalistes, règles de transparence sur la propriété des médias et sur la répartition de la publicité publique, selon le site de l’European Media Freedom Act.
Cependant, le règlement s’inscrit dans un empilement de textes (DSA, DMA, législations nationales) qui confèrent un pouvoir considérable aux grandes plateformes numériques (les GAFAM : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) dans la circulation de l’information.
En « encourageant » ces plateformes à utiliser des standards comme la JTI pour identifier les médias « fiables », l’EMFA délègue en partie à des dispositifs privés et à leurs auditeurs le soin de structurer le champ médiatique, sans que les contours de cette délégation soient clairement délimités.

Un outil de labellisation des médias 

L’un des points clés du texte réside dans la manière dont les grandes plateformes numériques devront traiter les contenus provenant de médias reconnus comme respectant des standards éditoriaux. Lorsqu’un contenu d’actualité émanant d’un tel média est restreint ou supprimé, la plateforme est tenue d’en informer le média, de motiver sa décision et de lui offrir un recours effectif, ce qui confère un statut particulier aux acteurs identifiés comme « fiables », selon RSF.
À l’inverse, les médias qui ne seraient pas certifiés – par choix, par manque de moyens ou par désaccord de principe – ne bénéficient pas du même niveau de garantie procédurale, alors même qu’ils peuvent respecter des pratiques professionnelles solides.
Cette dissymétrie de la labellisation du paysage médiatique soulève des questions sur la liberté de la presse et la pluralisme des opinions : les médias plus structurés et les mieux équipés pour se conformer à la JTI renforcent leur position, tandis que d’autres, notamment de petite taille ou plus critiques à l’égard des institutions, risquent de se trouver relégués dans une zone grise de visibilité réduite.

Une « véritable régression en matière de liberté de la presse »

Dans une tribune parue en juin 2023, l’Alliance de la presse d’information générale, la FNPS et le SEPM estiment que l’EMFA pourrait marquer une « véritable régression en matière de liberté de la presse ». D’après le collectif regroupant plus de 550 titres de groupes et presse quotidienne, hebdomadaire ou magazine français, « la tentation d’instaurer une régulation administrative du pluralisme sur le modèle de l’audiovisuel relève d’une régression par rapport à la liberté dont la presse écrite jouit aujourd’hui en France. »
À première vue, les journalistes seront protégés des ingérences politiques ou économiques, mais dans les faits, l’EMFA pourrait « encourager la censure de la presse par les plateformes et compromettre l’indépendance des journalistes » déclare le syndicat Alliance Presse.
« Une régulation administrative est-elle mieux placée que la communauté des citoyens et lecteurs pour juger du niveau de pluralisme nécessaire à notre pays ? » interroge le texte. « La façon dont chaque pays fait respecter et vivre la liberté de la presse et le pluralisme dépend de son histoire, de sa tradition politique, de son niveau de protection des libertés. »
En France, la loi de 1881 sur la liberté de la presse est éminemment protectrice car elle pose un principe de liberté de publication, que seul le pouvoir judiciaire peut censurer ou limiter dans certains cas.
Selon les éditeurs signataires, l’European Media Freedom Act va donner le pouvoir de censure des publications aux GAFAM par l’application d’une labellisation centralisée et généralisée de l’information.

RSF, arbitre des élégances en Europe

RSF joue un double rôle : organisation de défense de la liberté de la presse, mais aussi architecte d’un standard susceptible d’influencer directement l’accès au public et aux ressources. Ce cumul de fonctions n’est pas en soi illégitime, mais il interroge sur la nature de la légitimité démocratique d’un dispositif qui, une fois repris par l’EMFA, peut avoir des effets comparables à ceux d’une régulation publique, sans en suivre les mêmes procédures de délibération et de contrôle.
Les partisans de la JTI mettent en avant la diversité des acteurs impliqués dans son élaboration, ainsi que l’ouverture du standard à des contributions publiques et à des évolutions futures.
Les critiques soulignent, à l’inverse, que les ONG et grandes organisations audiovisuelles qui ont porté le projet reflètent une certaine vision du journalisme et du rôle des médias, qui n’est pas nécessairement partagée par l’ensemble des acteurs, notamment dans les pays où la défiance envers les institutions est élevée.

RSF dans les traces de sa grande sœur américaine NewsGuard

L’idée de labelliser les sites d’information n’est pas neuve. Fondée en 2018, l’entreprise américaine NewsGuard assure évaluer les contenus en ligne selon leur fiabilité, insistant sur le fait que la start-up est objective et non partisane.
NewsGuard charge ses « analystes » d’écrire des évaluations concernant l’ensemble des créateurs de contenu en ligne et de décerner des notes « pour aider les lecteurs à avoir davantage de contexte pour les nouvelles qu’ils lisent en ligne ». Les notes s’affichent sous forme de petits badges avec des scores et des couleurs à côté des résultats de recherche.
Toutefois, une enquête menée par Epoch Times a montré que la mesure de fiabilité affichée par NewsGuard dépendait de la conformité du contenu des médias avec les opinions propres à l’organisation.
Selon l’enquête, à plusieurs reprises, des éditeurs ont subi des pressions de NewsGuard pour avoir publié des articles sur des sujets tels que les vaccins Covid-19, les restrictions en cas de pandémie, le changement climatique ou le Forum économique mondial, qui étaient contraires à une vision politico-médiatique de la gauche progressiste, la plupart des sites mal notés par NewsGuard ayant tendance à pencher à droite, à être conservateur, patriote, etc. même s’ils adhèrent à des normes journalistiques élevées.

Un écosystème basé par la puissance algorithmiques des plateformes numériques

L’efficacité réelle de la JTI dans le cadre de l’EMFA dépendra, en dernière analyse, de l’usage qu’en feront les grandes plateformes numériques. Celles‑ci peuvent choisir d’intégrer le standard de manière substantielle dans leurs algorithmes de recommandation, leurs procédures de modération et leurs programmes d’aide au journalisme, ou au contraire s’en tenir à une interprétation minimale, en cochant la case d’une exigence réglementaire sans modifier profondément leurs pratiques.
Dans ce contexte, le niveau d’intégration du DSA et de l’EMFA dans les algorithmes de ces grandes plateformes numériques privées est complètement opaque.
Dans un environnement où ces plateformes concentrent une part décisive de l’attention et des recettes publicitaires, la capacité d’un média à être reconnu comme « fiable » ou non prend une dimension stratégique. Le risque est que l’EMFA, en encadrant la relation entre plateformes et médias via des standards comme la JTI, renforce encore la centralité de ces intermédiaires privés, au lieu de promouvoir un pluralisme des médias et des informations.

Une avancée ou un retour en arrière sans précédent ?

Pour les quelque 2000 médias dans le monde entier engagés dans la JTI, l’intégration de la norme dans l’EMFA constitue une validation de leur démarche et un levier dans leurs bonnes relations avec les grandes plateformes numériques et les autorités. Pour les défenseurs du texte, il s’agit d’un pas nécessaire pour donner un avantage concurrentiel à des acteurs identifiés.
Mais le précédent est significatif : un standard d’origine privée et gérée par des entreprises étrangères guidées par le profit, devient l’un des repères utilisés par l’Union européenne pour organiser, indirectement, l’accès aux publics et la hiérarchie des sources d’information. Exit la liberté de l’information.
La question, désormais, est de savoir si ce modèle restera un outil de transparence à l’adhésion volontaire, ou s’il se transformera progressivement en condition implicite d’accès à la pleine visibilité dans l’espace numérique, au risque d’exclure de facto les voix minoritaires, indépendantes ou dissidentes.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.