Opinion
« Écriture inclusive », « matrimoine » : « Une minorité agissante exige l’emploi de certains mots tout en en condamnant d’autres », alerte Sami Biasoni
ENTRETIEN – Après la sortie de "Malaise dans la langue française" (Éditions du Cerf) en 2022, dans lequel douze intellectuels analysaient l’impact de l’écriture inclusive sur la langue française, et aussi la société, Sami Biasoni publie cette année "L’Encyclopédie des euphémismes contemporains". Dans ce nouvel ouvrage collectif réunissant cette fois, plus de 40 auteurs, il dénonce les manipulations de la langue à des fins idéologiques.

Photo: Crédit photo : Sami Biasoni
Sami Biasoni est docteur en philosophie de l’École normale supérieure de Paris, professeur chargé de cours à l’ESSEC et à l’Institut polytechnique de Paris et essayiste. Certains militants ont décrété que certains termes étaient obsolètes, racistes ou sexistes, analyse-t-il.
Epoch Times – Ce nouvel ouvrage que vous dirigez prolonge-t-il la réflexion de Malaise dans la langue française ?
Sami Biasoni – Oui, tout à fait. Les deux ouvrages forment un diptyque, et traitent du même sujet de fond : l’influence du militantisme sur la langue.
Dans Malaise dans la langue française, nous avions analysé les revendications de l’inclusivisme dans la langue à travers sa syntaxe et sa typographie. En particulier, le point médian, celui qui cristallise les tensions et qui vise à rendre les mots de notre langue plus neutres.
Mais la langue ne pouvant être correctement décryptée sans le traitement de la sémantique des mots, j’ai décidé de diriger un nouvel ouvrage, l’Encyclopédie des euphémismes contemporains.
À quand remonte cette manipulation de la langue par ce que vous appelez le néo-progressisme, et l’une de ses déclinaisons, le politiquement correct ?
Il n’y a pas de moment séminal. Aucun intellectuel n’a décrété le début du politiquement correct. Ce sont plutôt des normes et des habitudes qui se sont installées progressivement.
Cependant, toutes ces revendications autour de la langue ont pris corps aux États-Unis lorsque les droits civiques ont cessé d’être des luttes politiques et juridiques, c’est-à-dire à partir des années 1970. Jusqu’à la fin des années 1960, il y avait notamment un régime racial différencié outre-Atlantique, dans la loi.
Mais le fait que les États-Unis soient, d’une part, en avance sur le plan de l’égalité entre les hommes et les femmes, et que d’autre part, les droits civiques soient adoptés, a complètement changé la nature même de la lutte des minorités. Elle a, à ce moment charnière, cessé d’être conduite sur les terrains politiques et juridiques, pour investir celui de la représentation. La langue est alors devenue le support de revendications symboliques.
Et c’est arrivé plus tard en Europe et en France …
Exactement. Les phénomènes sociaux américains ont, dans l’histoire du XXe siècle, généralement mis 5 à 10 ans avant d’arriver sur le sol européen. Cela a longtemps fonctionné ainsi.
Dès les années 1980 en France, on trouvait déjà de manière assez évidente des traces du politiquement correct dans le débat public.
D’ailleurs, les termes politiquement corrects tels que « personne non-voyante », « personne de petite taille » ou « personne invalide » ont progressivement fait leur apparition entre les années 1980 et 2 000.
Ensuite, s’est joué quelque chose de nouveau dans la langue qui n’est pas simplement le politiquement correct. A partir des années 2010, nous pouvons constater une radicalisation d’un certain nombre de mouvements des deux côtés de l’Atlantique, à l’instar des mouvements Black Lives Matter ou MeToo. Cette radicalisation a induit des revendications inédites à l’endroit de la langue. Des termes qui étaient jusque-là restés confinés au milieu académique, ont fait irruption dans le débat public.
Je pense par exemple aux pseudo-concepts de « fragilité blanche », mais aussi de « manspreading » et de « mansplaining ».
Nous sommes passés d’une évolution politiquement correcte de la langue à des exigences identitaires liées à la langue.
Quels sont les risques, à moyen et à long terme, pour notre langue, et pour la société, si nous laissons ces euphémismes et ces néologismes prospérer ?
Il en existe plusieurs. Le premier, c’est celui de la perte de la neutralité de la langue.
Il y a ce que j’appelle un forçage militant de la langue. On veut nous imposer des termes qui ne viennent pas naturellement d’un besoin d’expression du plus grand nombre.
Je ne récuse pas le fait que l’on puisse créer des mots ou des concepts, mais le fait que l’on contraigne autrui à les utiliser.
Nous avons affaire à un phénomène très singulier. Une minorité agissante exige l’emploi de certains mots tout en en condamnant d’autres. Ils peuvent ainsi décréter que certains termes sont obsolètes, racistes ou sexistes.
Ensuite, il y a un risque de dislocation du corps social. C’est-à-dire d’un côté, les sachants, les éveillés, les « woke » qui emploient leur langue militante, et de l’autre, les ignorants qui ne s’expriment pas convenablement. C’est le propos que défend Mazarine Pingeot dans Malaise dans la langue française.
Le troisième risque, tout aussi redoutable, mais pas toujours largement compris, c’est celui de l’empêchement du débat. Si vous passez votre temps à débattre du mot adéquat, ou à forcer l’autre à employer un mot plutôt qu’un autre, vous perdez un temps précieux dans le débat public.
J’observe aujourd’hui que le glissement sémantique de certains termes, notamment dans le débat politique, rend impossible les discussions de fond sur n’importe quel sujet.
La forme des choses importe tellement désormais que le fond est souvent négligé.
Ces mots sont-ils seulement employés par certains milieux militants ou de plus en plus par d’autres pans de la société ?
Vous avez quatre catégories d’acteurs à l’œuvre. D’abord, évidemment, les militants politiques et associatifs.
Ensuite, le monde académique, les professeurs et les étudiants. Sur les campus, il y a comme une langue tierce qui est employée que le citoyen lambda serait bien incapable de comprendre tant le vocabulaire a divergé de l’usage commun.
Le monde des médias est également un acteur majeur dans cette évolution. La plupart des médias sont devenus promoteurs actifs de cette novlangue.
Dès qu’un concept émerge outre-Atlantique, certains journalistes tentent systématiquement de l’imposer en France, ou de veiller à la sur-représentation de militants qui le défendent.
Enfin, certaines élites intellectuelles, soit par abandon, soit par passivité ou même panurgisme, ont adopté ce nouveau vocabulaire.
Que proposez-vous pour que la langue française ne fasse plus l’objet de manipulations idéologiques ?
Rappelons d’abord un élément essentiel. Contrairement à ce que cherche à faire le trumpisme, on ne peut pas, par la loi, empêcher les gens de parler comme ils le souhaitent.
Cela étant, si je devais proposer quelques pistes citoyennes, je commencerais par réaffirmer une évidence, à savoir l’exemplarité du service public. Le service public doit absolument conserver sa neutralité idéologique. L’État doit être très clair sur le sujet. C’est la langue de la République qui doit être parlée. Elle est lisible, compréhensible et nous a permis de conquérir tous les droits sociaux que nous connaissons.
La deuxième piste que je proposerais serait de faire vertu d’éducation. En d’autres termes, encourager les citoyens à s’informer sur les origines de ce militantisme afin qu’ils en prennent conscience. En lisant des ouvrages documentés comme celui que je viens de diriger et bien d‘autres. Notre vie intellectuelle n’est pas moribonde, il faut en jouir.
Enfin, je crois qu’il est important de manifester son amour de la langue quand on le peut. La langue est un substrat merveilleux qui a permis toutes les conquêtes sociales, même les plus profondes.
Elle souffre de ces coups de boutoir militants qui lui nuisent. C’est pourquoi il importe que chaque citoyen s’empare du sujet et défende le vocabulaire, la syntaxe, la typographie tels qu’ils sont.
J’ai la conviction que si ces trois propositions sont suivies, les revendications dures et traumatiques de l’inclusivisme dans la langue resteront contenues et donc minoritaires.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

Articles actuels de l’auteur









