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Défense décentralisée : comment l’armée ukrainienne, malgré ses moyens limités, dépasse les attentes

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Des participants s'entraînent à piloter un drone, dans ce cas pour localiser des collègues qui se cachaient et faisaient semblant d'être des tireurs d'élite ennemis, lors d'une journée d'entraînement au combat organisée par une formation civile paramilitaire locale appelée TSEL, dans la région de Lviv, en Ukraine, le 22 février 2023.

Photo: Sean Gallup/Getty Images

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Durée de lecture: 10 Min.

La sécurité nationale est le cas d’école du bien public subventionné : financée par l’impôt, coordonnée de manière centralisée et traditionnellement protégée des fluctuations du marché. Pourtant, l’économie de guerre ukrainienne constitue un contre-exemple percutant : un secteur étatique qui adopte des incitations proches du marché et obtient des résultats plus rapides, moins coûteux et de meilleure qualité. Alors que les gouvernements occidentaux se précipitent dans une nouvelle ère de réarmement, la question cruciale si l’argent public doit être dépensé, est de savoir comment le faire avec discernement.
L’invasion par la Russie en février 2022 a transformé le secteur de la défense ukrainien en moteur d’innovation décentralisée. Des start-ups fabriquent des drones létaux dans des garages. Les logiciels de champ de bataille sont développés par la communauté grâce au ministère de la transformation numérique. Les soldats utilisent des applications pour transmettre des retours directs du front, permettant d’ajuster les conceptions en quelques jours au lieu de plusieurs mois. Plus de 500 entreprises fabriquent des drones militaires de courte et longue portée et l’Ukraine en produira plus de quatre millions en 2025, beaucoup sans aucun composant chinois. Le coût d’un drone ukrainien de courte portée est d’environ 400 dollars l’unité, alors qu’un drone américain équivalent dépasse souvent les 100.000 dollars et offre des performances inférieures. Les drones ont révolutionné la guerre en Ukraine : près de la moitié des pertes humaines sont désormais infligées par des drones.
La Russie, à l’inverse, applique une politique industrielle de type commandement et contrôle, dominée par des géants d’État et des agences bureaucratiques d’approvisionnement, regroupés en six grandes corporations en 2025. Malgré des dépenses militaires bien plus élevées — 149 milliards de dollars en 2024 contre 64,7 milliards pour l’Ukraine — la Russie peine à égaler le rythme ukrainien en matière de guerre de drones et d’adaptation au champ de bataille. Pourquoi ? Parce que le ministère ukrainien de la Défense est passé d’un monopole post-soviétique à un modèle de monopsone : l’État reste l’acheteur unique mais n’est plus le producteur principal, s’approvisionnant auprès d’un éventail d’entreprises privées en concurrence.
L’Ukraine finance des concours publics, sollicite de multiples candidatures pour les marchés et récompense les résultats sur le terrain. Un programme pilote attribue aux opérateurs de drones des points pour chaque cible éliminée, encourageant l’expérimentation et l’achat autonome de matériel. Ce type d’initiative stimule l’innovation, réduit les coûts, accélère la production et évite la bureaucratie caractéristique des plans centralisés. Les exigences stratégiques évoluent en permanence, et Kiev réadapte sans cesse les incitations financières, auxquelles le marché répond efficacement. Fait notable, l’industrie de défense ukrainienne s’est réorientée pour devenir compétitive à l’export, attirant ainsi les investissements étrangers. Certaines entreprises, nées de besoins urgents sur le champ de bataille, prospectent désormais des clients internationaux et le président ukrainien a récemment annoncé de nouveaux partenariats de développement d’armement avec les États-Unis, l’Allemagne et le Danemark.
Bien sûr, rien de tout cela n’aurait été possible sans l’aide étrangère. Les financements américains et européens ont permis de lancer l’industrie locale et continuent de soutenir la résistance ukrainienne. Mais la méthode ukrainienne démontre que, pour la défense, ce qui importe n’est pas seulement la quantité d’argent public investie, mais la façon dont il est utilisé. Au lieu de concentrer les fonds sur quelques entreprises proches du pouvoir, l’Ukraine répartit le capital et stimule la concurrence. Si l’avenir de l’Ukraine reste incertain, son industrie de défense est désormais prête à réarmer une Europe inquiète face à la diminution du soutien américain, et à offrir une alternative aux chaînes d’approvisionnement dominées par la Chine.
Le président Eisenhower mettait déjà en garde en 1961 :
« … nous avons été contraints de créer une industrie de l’armement permanente aux proportions gigantesques … Cependant, nous ne devons pas négliger d’en comprendre les graves implications … nous devons nous prémunir contre l’acquisition d’une influence injustifiée, qu’elle soit recherchée ou non, par le complexe militaro-industriel. Le risque d’une montée désastreuse d’un pouvoir mal placé existe et persistera. »
Le Pentagone est prisonnier d’un labyrinthe d’approvisionnement que n’aurait pas renié Eisenhower. Le programme F-35 devrait coûter plus de 2100 milliards de dollars et reste marqué par des problèmes de disponibilité et de fiabilité. Le Joint Systems Manufacturing Center, seule usine américaine à produire des chars Abrams, a suspendu toute production nouvelle face aux retards liés à la fragilité de sa chaîne d’approvisionnement.
Les géants du secteur, tels que Lockheed Martin et Raytheon, évoluent au sein de véritables oligopoles et sont protégés de la concurrence par des normes réglementaires et des actions de lobbying. En 2024, les acteurs de la défense américaine ont dépensé près de 150 millions de dollars en lobbying auprès du Congrès. Ce labyrinthe fait peser de lourdes conséquences sur la préparation américaine à un conflit plus large, Indo-Pacifique ou Moyen-Orient, et le faible niveau des stocks a récemment été cité parmi les raisons de l’interruption de l’aide militaire à l’Ukraine.
Rien n’est cependant inéluctable. L’Amérique dispose d’un secteur technologique dynamique, et des entreprises comme Anduril et Palantir montrent que l’innovation de terrain peut s’imposer dans les marchés les plus verrouillés. Le système d’appel d’offres du Pentagone attire aussi des candidats variés, mais la surréglementation et les exigences de conformité favorisent les acteurs en place au détriment des nouveaux entrants.
Le Pentagone, tout comme le ministère ukrainien, agit en monopsone. Mais à la différence de l’Ukraine, il valorise la prudence, la conformité documentaire et le maintien de liens politiques. Les syndicats défendent les garanties d’emploi et les logiques de territoire maintiennent des lignes de production obsolètes, alors que des alternatives existent. Les lobbies de l’industrie élaborent des contraintes réglementaires sur-mesure qui verrouillent la concurrence. Certains législateurs soucieux d’obtenir les faveurs de leur électorat soutiennent des projets dispensables, privilégiant l’influence à la stratégie nationale. Le résultat : des prix élevés, reflet de la capacité à négocier et à maîtriser la bureaucratie, plus que du mérite concurrentiel. La médiocrité est rémunérée, l’innovation attend.
L’Ukraine est-elle simplement plus productive, poussée par la nécessité ? En partie. L’urgence impose des choix rapides, mais une innovation née du besoin n’est pas forcément une fuite en avant. Les États-Unis ont le luxe du temps, mais les changements que l’Ukraine a opérés sous la contrainte leur sont accessibles par choix. Ce qu’Eisenhower redoutait s’est produit : un complexe militaro-industriel socialisé, au service d’intérêts privés plus que de la nation… L’Ukraine propose une vision de la production de défense dérégulée et renforcée, portée par la réalité du combat. Sa capacité d’évaluation des besoins n’est certes pas parfaite, mais elle traduit un mouvement plus vaste : réactivité, expérimentation, itération rapide. Ce sont là les marques d’un marché sain, même si le client final reste l’État.
La décentralisation de la production pose toutefois certains défis. Il est plus facile pour la Russie et ses alliés d’infiltrer les nombreuses chaînes d’approvisionnement et les petites entreprises, et les pièces provenant de l’étranger présentent des risques liés à la collecte de données et au sabotage, comme l’ont montré les récentes attaques israéliennes contre le Hezbollah au Liban. L’Ukraine semble bien gérer ces questions et s’approvisionne de plus en plus en pièces sur le marché intérieur, car les économies d’échelle rendent cette pratique plus efficace.
La « victoire » ukrainienne demeure insaisissable et l’avenir de sa population est loin d’être assuré. Il ne s’agit pas ici de juger si la réduction du coût de la guerre sert au mieux les intérêts américano-ukrainiens — beaucoup souhaitent une paix immédiate. Mais si l’objectif est l’efficacité de la production militaire, alors l’Ukraine montre la voie. Si l’Amérique entend investir 1000 milliards de dollars publics chaque année dans la défense, elle devrait exiger innovation rapide et poursuite de l’excellence.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.