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Opinion

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« La beauté est un liant vivifiant qui relie les hommes entre eux et à travers le temps » : Christine Sourgins, historienne de l’art

ENTRETIEN - La beauté s’efface progressivement de notre société. Dans « Anatomie de la beauté » (Éditions Boleine), Christine Sourgins, historienne de l’art, propose bien plus qu’une simple réhabilitation de cette notion souvent soupçonnée d’être complice d’un ordre ancien et oppressif, sinon niée au profit de provocations célébrées comme des révélations.

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Christine Sourgins, historienne de l'art.

Photo: DR

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Durée de lecture: 9 Min.

Elle développe une véritable physiologie du beau, explorant ses liens organiques avec le vrai, le bien, l’universel et le durable. Là où certains ne voient qu’une abstraction purement subjective, elle discerne une constante vivante : un liant civilisationnel dont notre société fragmentée a dangereusement perdu la mémoire.
Epoch Times : Pourquoi avez-vous souhaité écrire un ouvrage sur « l’anatomie de la beauté » ?
Christine Sourgins : Il y a deux écueils lorsqu’on parle de beauté : la considérer comme tellement subjective qu’elle en devient évanescente, introuvable ; ou, à l’inverse, adopter un discours dogmatique en érigeant en modèle une forme particulière de beauté, celle qui nous plaît et pour laquelle on milite.
Le terme anatomie suppose un examen : celui d’un corps, non d’une évanescence. Il faut donc distinguer d’emblée la beauté philosophique, qui se pense sans se voir ni se toucher, de la beauté artistique, perceptible par les sens. Anatomie implique aussi une approche distanciée, sinon scientifique. L’historienne de l’art que je suis n’a pas à prendre parti, contrairement au critique d’art, dont la nature est plus militante.
Dans votre ouvrage, vous rappelez qu’« aujourd’hui, nombre d’historiens d’art, surtout spécialistes d’art dit contemporain, l’AC, récusent la notion même de beauté », précisant qu’il s’agit à leurs yeux d’« une notion périmée dont on se moque, un projet dangereux dont on se défie ». Le beau peut-il faire l’objet d’une définition objective ?
Justement, cela surprendra beaucoup de lecteurs : pendant la majeure partie de l’histoire humaine, chez les Grecs en particulier, la beauté était considérée comme objective. Il faut attendre l’époque moderne, notamment Baumgarten vers 1750, qui invente le concept d’« esthétique », pour que la dimension subjective du beau soit reconnue. Mais par la suite, cet aspect subjectif a été hypertrophié, jusqu’à l’affirmation célèbre de Marcel Duchamp au siècle dernier : « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux. »
Autrement dit : prenez une croûte, contemplez-la avec intensité, et elle devient un chef-d’œuvre : absurde !
Depuis, le débat oscille entre une conception « objective » de la beauté (fondée sur des règles, des normes, des canons, etc.) et une ouverture si subjective que la beauté, comme dirait Knock, « c’est là où ça vous chatouille ». Je propose pour ma part une approche pragmatique, qui cherche à tracer un chemin de crête entre ces deux précipices où le beau roule régulièrement.
Notre époque, qui promeut le relativisme, voire l’inversion du vrai et du faux, célèbre aussi le relativisme esthétique : tout peut être art, tout peut être beau. Bien des philosophes pourtant, relient la notion de beauté à celle de vérité. Établissez-vous ce lien ?
Ce lien est souvent illustré par une phrase célèbre qu’on attribue à Platon : « Le beau est la splendeur du vrai. » Problème : cette citation est apocryphe. Pourtant, elle pourrait bien contenir une part de vérité.
Une large partie du livre explore justement les relations entre le beau et le vrai. Pour résumer, la beauté confère au vrai une force d’accréditation ; c’est en ce sens qu’Hugo a pu écrire : « Le beau, c’est le vrai plus ressemblant. »
Mais dans notre monde postmoderne, où la vérité elle-même est remise en cause, avec l’invention, par exemple, des « vérités alternatives », ce lien entre beau et vrai peine à aider certaines élites woke à retrouver le goût du beau.
Heureusement, la majorité de la population n’est pas woke ; elle peut néanmoins être déstabilisée par cette idéologie du soupçon. Ce livre ambitionne de reconstruire notre accès au beau.
Le philosophe britannique Roger Scruton affirmait que « la beauté est une valeur aussi importante que la vérité ». La beauté est-elle une « valeur » ?
Tout au long du livre, je pense notamment au chapitre sur la formation du jugement de goût, on voit que la manière dont nous ressentons le beau, et surtout dont nous en discutons (car, contrairement à l’adage, on a toujours copieusement débattu des goûts et des couleurs), touche aux fils mêmes qui suturent notre société… de plus en plus décousue.
La beauté est sans doute bien plus qu’une valeur : c’est un liant vivifiant, qui relie les hommes entre eux et à travers le temps. Alexandre Soljenitsyne, lui, parlait de la « sainte Trinité du vrai, du bien et du beau ».
Ainsi, cette Anatomie du beau devient peu à peu une véritable physiologie, car le beau est vivant. C’est un aspect sur lequel certains philosophes du début du XXᵉ siècle, dont Étienne Gilson, ont insisté, mais dont l’apport est aujourd’hui souvent ignoré.
Existe-t-il aujourd’hui d’autres apports à la réflexion sur la beauté qui seraient négligés ou minorés ?
Oui, il est temps de renouveler le débat autour du beau en y intégrant les avancées scientifiques. La découverte des neurones miroirs, par exemple, change notre compréhension de l’admiration. Des expériences menées auprès de jeunes enfants montrent également qu’il subsiste une part de « factuel » dans le beau. L’observation du comportement animal, enfin, conduit certains chercheurs à évoquer une forme de « proto-esthétique ».
J’essaie d’orchestrer l’ensemble de ces approches pour éclairer le beau sous un jour nouveau.
Dans le cadre d’Art Basel Paris, la place Vendôme exhibait une grenouille verte, tête baissée, fesses en l’air : on pense au plug anal exposé au même endroit en 2014 pour la FIAC. D’aucuns y voient une forme de french bashing qui tourne en dérision les lieux d’excellence des Français, ces supposés mangeurs de grenouilles. On pourrait citer bien d’autres exemples. Vous avez montré dans Les Mirages de l’art contemporain (Éditions Eyrolles) comment l’art contemporain remplit aujourd’hui une fonction politique dans nos sociétés occidentales : le discrédit de la beauté en fait-il partie ?
Bien sûr que c’est lié : dissoudre le jugement de goût, c’est dissoudre la société, en atomisant les individus, chacun réduit à ses petits caprices et à ses petits plaisirs. Or le beau est lié à la joie qui rassemble, non au plaisir qui isole, et qui, lui, fait vendre.
Notre société ne veut pas d’esthètes, mais des consommateurs influençables. Elle se radicalise, se fragmente toujours davantage. La beauté, au contraire, n’est que nuances, équilibre mouvant : elle est fragile, incertaine, donc peu « maniable ».
Le beau est unique, singulier, ce qui discrédite de facto les produits en série, standardisés. Pire encore, la beauté suscite le désir de la protéger et de la transmettre, ce qui n’arrange guère la rotation des stocks…
Mais ce sont là des aspects que j’aborderai dans un autre ouvrage : Guerre à la beauté !

Anatomie de la beauté, Christine Sourgins (Éditions Boleine), 15€.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.