Opinion
UNESCO : quand le patrimoine mondial devient un produit d’appel touristique

Un touriste photographie l'entrée bondée de l'Acropole d'Athènes, le 17 mai 2025.
Photo: NICK PALEOLOGOS/SOOC/AFP via Getty Images
Le 22 juillet 2025, Donald Trump annonçait le retrait des États-Unis de l’UNESCO, effectif fin décembre 2026. Pour la deuxième fois en moins de dix ans, Washington tourne le dos à l’organisation onusienne, accusée cette fois de promouvoir des « causes culturelles et sociales ‘woke’, qui divisent et qui sont totalement en décalage avec les politiques de bon sens ». Mais au-delà des querelles idéologiques, ce nouveau divorce pourrait signifier pour l’UNESCO, privée de son principal contributeur, de devenir encore plus dépendante des intérêts commerciaux qui transforment déjà le patrimoine mondial en produit d’appel touristique.
L’ironie est saisissante. Alors que l’organisation basée à Paris perd environ 8 % de son budget, les plateformes de réservation comme Airbnb et Booking capitalisent déjà chaque jour sur le nom de l’UNESCO dans leurs annonces. Ces géants du numérique ont fait du patrimoine mondial une vitrine marketing, transformant temples, châteaux et sites naturels en arguments de vente de biens touristiques pour des millions de voyageurs en quête d’ « authenticité » packagée.
L’instrumentalisation commerciale du patrimoine mondial
Depuis la création de la Convention du patrimoine mondial en 1972, jamais l’écart n’a été aussi béant entre l’ambition conservatrice originelle et la réalité commerciale actuelle. Le logo UNESCO, initialement conçu comme un rempart contre la destruction, est devenu le sésame marketing le plus recherché de l’industrie touristique mondiale.
Sur Airbnb, une recherche avec le mot-clé « UNESCO » génère plus de 150.000 résultats. La plateforme a même créé une catégorie dédiée « Patrimoine mondial » qui met en avant des logements situés dans un rayon de quelques kilomètres des sites classés. Booking.com n’est pas en reste, avec son filtre « Sites UNESCO à proximité » qui influence directement les choix de millions d’utilisateurs chaque jour.
Cette marchandisation systématique produit des effets dévastateurs sur le terrain. Prenons l’exemple de Mont-Saint-Michel, où la multiplication des locations touristiques a vidé le village de ses habitants permanents. Les 30 résidents d’aujourd’hui cohabitent difficilement avec les 3 millions de visiteurs annuels, attirés par une promesse d’authenticité médiévale poussée par la puissance algorithmique des gens du tourisme.
Le piège du surtourisme patrimonial algorithmique
L’intelligence artificielle des plateformes a révolutionné la façon dont les sites UNESCO sont « consommés » par les touristes. Les algorithmes de recommandation privilégient systématiquement les destinations avec le terme UNESCO, créant un effet d’entonnoir qui concentre les flux sur les sites les plus populaires.
Cette logique algorithmique explique pourquoi certains sites UNESCO croulent sous les visiteurs tandis que d’autres, pourtant d’égale valeur patrimoniale, restent méconnus. Machu Picchu, Angkor Vat, ou Petra sont devenus des « influenceurs patrimoniaux », générant des millions de publications Instagram et attirant toujours plus de visiteurs dans une spirale infernale.
Le phénomène s’est encore accentué avec l’émergence du « slow travel » ou tourisme dit « responsable ».
Paradoxalement, ces mouvements censés promouvoir un tourisme plus respectueux ont été récupérés par les plateformes commerciales. Airbnb propose ainsi des « expériences patrimoniales authentiques » qui promettent de faire découvrir les sites UNESCO « comme un local », multipliant par la même occasion les points de contact touristique sur des territoires que l’on veut préserver.
L’UNESCO face au vide financier américain
Le regret « profond » exprimé par la directrice générale Audrey Azoulay face au nouveau retrait américain cache mal l’ampleur du défi financier qui attend l’organisation. Même si la contribution américaine ne représente plus que 8 % du budget total contre près de 20 % lors du premier retrait trumpien, ce manque à gagner arrive au pire moment.
L’UNESCO doit en effet faire face à une explosion des demandes d’inscription au patrimoine mondial – 1500 sites sont aujourd’hui sur liste d’attente – tout en gérant les conséquences du surtourisme sur les sites déjà classés. Cette équation financière impossible pousse l’organisation vers des partenariats public-privé de plus en plus contestables.
L’UNESCO doit en effet faire face à une explosion des demandes d’inscription au patrimoine mondial – 1500 sites sont aujourd’hui sur liste d’attente – tout en gérant les conséquences du surtourisme sur les sites déjà classés. Cette équation financière impossible pousse l’organisation vers des partenariats public-privé de plus en plus contestables.
Le « Programme UNESCO-Airbnb pour un tourisme durable », lancé discrètement en 2024, illustre cette dérive. Officiellement destiné à « sensibiliser les voyageurs à la protection du patrimoine », ce partenariat permet à la plateforme d’utiliser le logo UNESCO dans ses campagnes marketing en échange d’une contribution financière dérisoire au regard de ses revenus patrimoniaux.
La résistance locale face à l’industrialisation patrimoniale
Face à cette pression commerciale croissante, des mouvements de résistance émergent sur le terrain. À Venise, le collectif « Venezia non è Disneyland » (Venise n’est pas Disneyland, ndlr) multiplie les actions contre la prolifération des Airbnb dans le centre historique. Leurs tags « UNESCO = Tourism Business » fleurissent sur les murs des palais transformés en hôtels de luxe.
En Islande, le gouvernement a pris des mesures drastiques pour protéger ses sites naturels UNESCO. Depuis 2024, l’accès aux geysers de Geysir et aux chutes de Gullfoss est contingent, avec un système de réservation obligatoire qui limite à 2000 le nombre de visiteurs quotidiens. Une révolution dans un pays qui accueillait jusqu’à 400.000 touristes par an sur ces seuls sites.
Mais ces initiatives restent l’exception. La plupart des pays en développement voient dans leurs sites UNESCO une source de devises vitale qu’ils ne peuvent se permettre de brider. Le Cambodge tire ainsi près de 15 % de son PIB du tourisme à Angkor, tandis que l’Égypte mise tout sur ses pyramides pour relancer son économie post-révolutionnaire.
L’impasse réglementaire face aux géants du numérique
L’UNESCO peine à imposer ses vues aux plateformes numériques qui échappent largement à sa juridiction. Ces entreprises, basées pour la plupart dans la Silicon Valley, évoluent dans un vide juridique international qui leur permet d’instrumentaliser le patrimoine mondial en toute impunité.
Les quelques tentatives de régulation se heurtent à la complexité du droit international. Le « Protocole de Kyoto du tourisme patrimonial », proposé par la France en 2024, n’a recueilli que 15 signatures, insuffisantes pour son entrée en vigueur. Les États-Unis, avant même leur nouveau retrait de l’UNESCO, avaient fait savoir leur opposition à toute contrainte sur leurs entreprises technologiques.
Cette impuissance réglementaire contraste avec l’efficacité redoutable des stratégies commerciales déployées. Airbnb investit désormais 500 millions de dollars par an en marketing patrimonial, soit plus que le budget total de conservation de l’UNESCO. La plateforme emploie une équipe de 200 spécialistes du patrimoine chargés d’identifier les sites émergents avant même leur inscription sur la liste UNESCO.
L’instrumentalisation géopolitique du patrimoine
Le nouveau retrait américain de l’UNESCO s’inscrit dans une guerre culturelle plus large où le patrimoine devient un enjeu géopolitique. Washington dénonce le caractère « woke » de l’organisation, visant implicitement sa reconnaissance récente de sites palestiniens controversés et sa condamnation de certaines politiques israéliennes.
Cette politisation du patrimoine profite paradoxalement aux plateformes commerciales, qui se positionnent en alternatives « neutres » aux institutions internationales. Booking.com développe ainsi sa propre certification « Destination Heritage » qui concurrence directement le label UNESCO, sans les contraintes diplomatiques de ce dernier.
Cette politisation du patrimoine profite paradoxalement aux plateformes commerciales, qui se positionnent en alternatives « neutres » aux institutions internationales. Booking.com développe ainsi sa propre certification « Destination Heritage » qui concurrence directement le label UNESCO, sans les contraintes diplomatiques de ce dernier.
La Chine, principal bénéficiaire du retrait américain, renforce son influence au sein de l’UNESCO tout en développant ses propres plateformes de tourisme patrimonial. Alibaba Travel et Ctrip investissent massivement pour capter les flux touristiques vers les sites chinois, créant un écosystème numérique alternatif à la domination occidentale.
Vers une refondation du système patrimonial mondial ?
L’accumulation des crises – retrait américain, surtourisme, marchandisation – contraint l’UNESCO à repenser son modèle. Plusieurs scénarios se dessinent pour l’avenir de l’organisation et du patrimoine mondial.
Le premier, défendu par les pays européens, consisterait à créer une « taxe patrimoine numérique » prélevée sur les plateformes de réservation proportionnellement à leur chiffre d’affaires patrimonial. Cette contribution permettrait de financer la conservation des sites tout en régulant leur fréquentation.
Le second scénario, porté par les pays émergents, privilégierait une démocratisation radicale du patrimoine via le numérique. L’objectif serait de créer un « Netflix du patrimoine mondial » offrant un accès gratuit et illimité aux sites UNESCO via des technologies immersives, réduisant ainsi la pression touristique physique.
Une troisième voie, plus radicale, envisagerait la privatisation partielle du système patrimonial. Des consortiums privés pourraient gérer certains sites UNESCO contre des investissements massifs en conservation, sur le modèle des parcs à thème haut de gamme.
L’urgence d’une prise de conscience collective
Au-delà des enjeux institutionnels, c’est notre rapport collectif au patrimoine qui doit être questionné. La génération née avec le digital conçoit-elle encore la contemplation sans l’objectif de son smartphone ? L’émotion patrimoniale peut-elle survivre à sa marchandisation systématique ?
Les premières études sociologiques révèlent des changements profonds dans les comportements touristiques. Le temps moyen de visite d’un site UNESCO est passé de 2 h 30 en 2010 à 45 minutes en 2024. Les visiteurs consacrent désormais plus de temps à photographier et filmer les monuments qu’à les observer directement.
Cette évolution interroge la pertinence même du concept de patrimoine mondial dans un monde hyperconnecté. Si l’objectif originel était de transmettre aux générations futures des témoignages de l’activité humaine et de la nature, que transmettons-nous réellement quand ces témoignages deviennent des décors pour les médias sociaux ?
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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