Les vertus d’Antigone

« Antigone devant le corps de Polynice », 1865, par Nikiforos Lytras.
Photo: Domaine public
Vers 440 av. J.-C., le dramaturge Sophocle (496–406 av. J.-C.) bouleversa le monde grec avec une pièce racontant l’histoire d’une jeune fille défiant un tyran avide de pouvoir. Plus de 2000 ans après sa première représentation, Antigone demeure l’un des drames les plus provocants de l’histoire, invitant le lecteur à se confronter aux questions fondamentales de la vérité, de l’amour et de la justice.
Guerre et piété dans Antigone
Lorsque la cité grecque de Thèbes sombre dans le chaos après l’exil volontaire de son roi, Œdipe, ses deux fils, Étéocle et Polynice, se disputent le trône. Chacun lève une armée, ils s’affrontent et finissent par s’entretuer au combat. Créon, leur oncle, s’empare alors du pouvoir. Le nouveau roi accorde à Étéocle des funérailles honorables, mais déclare que Polynice, considéré comme un traître, doit rester sans sépulture : « Il a été proclamé dans toute la cité / Que nul ne doit pleurer cet homme ni lui offrir / Une sépulture décente. Il sera laissé aux yeux de tous, sans être enterré / Son corps livré en lambeaux aux vautours et aux chiens sauvages. »

Un buste de Sophocle. (sonofgroucho/flickr/CC-BY 2.0)
Les anciens Grecs considéraient le refus d’accorder une sépulture décente à un mort comme l’un des pires châtiments possibles. Les funérailles marquaient le passage vers l’au-delà, où l’âme pouvait rejoindre amis et parents. Outre l’hommage rendu à la vie et la promesse de retrouvailles tant espérées après la mort, les rites funéraires avaient également pour but d’honorer les dieux, garants de l’existence de l’âme après le trépas. L’exemple le plus bouleversant de ce besoin grec d’enterrer les êtres chers se trouve sans doute dans l’Iliade d’Homère : à la fin du poème, le roi vaincu de Troie, Priam, supplie qu’on lui rende le corps mutilé de son fils afin de lui offrir la tombe digne d’un prince.
Le refus d’Antigone
Créon ajoute une clause à son décret : toute désobéissance sera punie de mort. Tous se soumettent – tous, sauf Antigone. Sœur d’Étéocle et de Polynice, la jeune fille refuse de priver son frère d’une sépulture convenable. Rien n’est dit sur son opinion du rôle de Polynice dans la guerre civile. Mais elle est sa sœur, et elle l’aime profondément. Pour elle, cela suffit à justifier un traitement égal pour les deux frères.
Antigone s’oppose au décret de Créon en invoquant les dieux : « Je ne pensais pas que vos décrets fussent assez forts pour l’emporter sur les lois fermes et non écrites des dieux. »
Cette déclaration fait résonner une tension fondamentale dans la société grecque antique : celle qui oppose la politique à la religion. Aux yeux de Créon, la loi doit toujours être respectée. Comme il le déclare : « Il n’est pas de crime plus grand que la désobéissance. » Plus tard, il admet pourtant ne pas vouloir offenser les dieux. Son désir d’affirmer son autorité légale finit par l’emporter sur sa piété.
Antigone, elle, ne croit pas que la loi de l’État soit absolue. À ses yeux, si une loi contredit les intuitions humaines fondamentales, sanctionnées par la tradition et l’autorité divine, elle peut – elle doit – être transgressée. Cela est d’autant plus vrai lorsque la loi reflète la volonté d’un seul homme aux motivations douteuses. Comme Antigone, le public de Sophocle, attaché aux idéaux démocratiques, aurait vu dans la tentative de Créon de centraliser le pouvoir quelque chose de suspect, sinon d’injuste.
La prophétie
Convaincue d’agir du côté de la justice, Antigone accomplit en secret les rites funéraires pour Polynice. Créon découvre que quelqu’un a défié son ordre. Il veut faire arrêter le coupable pour montrer au peuple de Thèbes que toute atteinte à son autorité aura des conséquences. Lorsqu’un garde revient avec sa jeune nièce, le roi est bouleversé. Antigone reconnaît ouvertement sa désobéissance, sans le moindre remords. Créon la condamne alors à mort.
Entre en scène Tirésias, le devin. Les anciens Grecs considéraient les devins comme des interprètes de la volonté des dieux. Tirésias sert Thèbes depuis des générations, et même Créon respecte ses conseils. Le voyant avertit le roi que les dieux désapprouvent sa sentence et qu’il souffrira terriblement s’il ne revient pas sur sa décision. Comme le déclare Tirésias : « Quand un homme commet une faute, s’il la répare / Et avance après son erreur / Il n’est plus ni insensé ni maudit. »
Créon a alors la possibilité d’adoucir son poing de fer, de reconnaître les limites de son pouvoir et d’éviter la catastrophe. Mais il s’accroche encore à ses certitudes, accusant le devin de folie et de corruption.
Lorsque Tirésias quitte la scène, Créon se retire et partage avec le public son dilemme : « Ce serait une chose terrible d’obéir [à Tirésias], mais pas plus terrible que de lui résister. »
Peu à peu, il se ravise et décide finalement d’obéir au devin, de libérer Antigone de sa prison et d’inverser le cours des événements.
Cependant, ce revirement tient davantage du calcul que du repentir. Créon craint que les dieux ne le punissent et ne lui retirent sa royauté. Il ne dit mot de la fidélité d’Antigone envers son frère, encore moins de la justesse morale de son acte funéraire.
Hélas, le revirement de Créon survient trop tard. Refusant de se soumettre à un homme injuste, Antigone a mis fin à ses jours, tout comme Hémon, le fils de Créon, qui devait l’épouser. En apprenant la mort de son fils, l’épouse de Créon se donne elle aussi la mort.
Dans la scène finale, Créon prononce une plainte empreinte de remords et d’apitoiement : « Toutes les choses que j’ai sont en contradiction / Et un destin insupportable s’abat sur ma tête ! »

Antigone condamnée à mort par Créon, 1845, Giuseppe Diotti. Huile sur toile. (Domaine public)
Les vertus d’Antigone
Aucune loi nouvelle ni aucun décret ne pouvaient altérer ce qu’Antigone tenait pour vrai : qu’elle aimait son frère, qu’en tant que sœur elle devait le protéger, et que les morts méritaient une sépulture digne de ce nom. Comme l’a noté Edmund Stewart, professeur d’histoire grecque ancienne, « les actes d’Antigone ne résultent pas d’un accès de colère, ni d’un besoin adolescent de se rebeller contre les règles ». Son motif est bien plus noble, et sa clarté morale exemplaire. Elle refuse de compromettre ses valeurs et ses convictions, et se montre prête à les défendre face aux menaces brutales d’un tyran.
Pour défendre ses croyances, Antigone fait preuve d’un courage inébranlable. Elle surmonte la peur du châtiment et, en fin de compte, refuse à Créon le droit de disposer de sa vie. Bien que la Grèce classique ait été le berceau de la démocratie, elle n’a jamais reconnu l’égalité politique entre les sexes. Qu’une jeune fille non mariée ose défier publiquement un monarque que personne n’avait eu le courage de provoquer devait constituer une déclaration radicale pour le public grec de l’époque.
Sophocle parvint à envelopper la dévotion d’Antigone envers son frère dans une réflexion sur la valeur de la démocratie, cet idéal politique sacro-saint des Grecs, faisant de l’héroïne mythique un personnage à la fois controversé et fascinant pour les spectateurs et les lecteurs.

Antigone, 1882, Frederic Leighton. Huile sur toile ; 58,4 × 49,8 cm. (Domaine public)
Le tyran esseulé
L’un des aspects les plus glaçants de la pièce réside dans le silence qui entoure Créon. Les personnes de son entourage hésitent à s’exprimer ou sont réduites au silence par ses rappels agressifs selon lesquels toute dissidence sera punie de mort. Ses décisions sont certes remises en question, mais il refuse d’accorder une réelle attention aux arguments de ses interlocuteurs.
Tirésias est accusé puis chassé, tandis que le conseil des anciens de Thèbes se plie aux injonctions colériques du roi. Même Hémon tente prudemment de le convaincre que les Thébains compatissent avec Antigone et que la peine de mort est une sanction bien trop sévère. Créon balaie ces réserves d’un revers de main. « La cité va-t-elle désormais me dire comment régner ? » demande-t-il fièrement. Son fils lui rétorque qu’il parle en égoïste, comme un homme persuadé que son jugement est absolu et qui veut « piétiner les dieux ».
Le roi choisit d’écraser la dissidence par la force, sans reconnaître que la libre expression et la parole honnête sont essentielles pour comprendre si ses décisions sont réellement aussi justes qu’il le croit. Lorsque les idées ne peuvent plus être exprimées sans entraîner de violentes représailles, ceux qui détiennent le pouvoir deviennent aveugles – jusqu’à se détruire eux-mêmes et tout ce qui les entoure.
Beaucoup de choses valent la peine de vivre
En 1977, Natan Sharansky fut arrêté par le KGB soviétique pour avoir transmis des informations classées secrètes aux autorités américaines. Sharansky passa la majeure partie de sa détention dans la sinistre prison de Lefortovo, à Moscou, où il lut de nombreux ouvrages issus de la vaste bibliothèque constituée par les intellectuels emprisonnés. Dans ses mémoires, il raconte l’inspiration qu’il puisa dans les textes de l’Antiquité. Parmi les figures qui l’encouragèrent le plus figurait Antigone. Sharansky écrit :
« Acculée par le destin, [Antigone] refusa de trahir les valeurs fondamentales et éternelles, et considéra comme sa mission d’apporter l’amour, non la haine. […] Tous ces personnages, me semblait-il, se précipitaient vers moi, venus de différents pays et à travers les siècles. ‘Tu vois, me disaient-ils, il n’y a rien de nouveau dans ce monde qui est le nôtre. Mais tant de choses méritent qu’on vive pour elles – et, si nécessaire, qu’on meure pour elles aussi.’ »
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