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Hildegarde de Bingen, la visionnaire aux multiples talents

Compositrice, théologienne, naturaliste et dramaturge, l’abbesse rhénane développe au XIIᵉ siècle une œuvre hors norme nourrie par des visions qu’elle attribue à la « lumière vivante ». Sa pensée irrigue encore aujourd’hui la compréhension de la création et du divin.

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"Hildegard von Bingen" de Karlheinz Oswald, Eibingen, Allemagne.

Photo: Domaine public

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Durée de lecture: 13 Min.

Loin d’être une abbesse ordinaire, la polymathe Hildegarde de Bingen laisse une œuvre qui rassemble musique sacrée, traités médicaux et descriptions saisissantes de visions divines.

Au XIIᵉ siècle, la bénédictine Hildegarde de Bingen rédige des dizaines d’ouvrages sous l’influence de ce qu’elle appelle « la lumière vivante ». Elle devient l’une des figures les plus remarquables du Moyen Âge : théologienne, compositrice, scientifique et visionnaire, dont l’œuvre traverse son époque.

Maladie, visions et lumière vivante

Née vers 1098 au cœur du Saint-Empire romain germanique féodal, Hildegarde est la benjamine d’une fratrie d’au moins sept enfants. Ses parents appartiennent à la petite noblesse allemande et servent le comte Meginhard de Sponheim, un statut qui leur offre un accès à des ressources matérielles inaccessibles à la plupart des gens.

Hildegarde, pourtant, n’est pas particulièrement robuste. Souvent alitée et « entravée par la maladie », selon une lettre autobiographique adressée à son secrétaire, elle connaît une santé fragile. Celle-ci pourrait en partie expliquer sa propension à vivre des visions, endormie ou éveillée, bien qu’Hildegarde leur attribue toujours une portée spirituelle. Dans la même lettre, rédigée à 77 ans, elle évoque les débuts de sa vie visionnaire, entamée dans l’enfance et poursuivie jusqu’à sa mort en 1179. Elle écrit :

« Dans mon enfance, avant que mes os, mes muscles et mes veines n’aient acquis toute leur force, je possédais déjà ce don visionnaire dans mon âme, et il demeure en moi jusqu’à ce jour. […] La lumière que je vois n’est pas locale ni confinée. Elle est bien plus brillante qu’un nuage lumineux traversé par le soleil. Et je ne peux discerner ni sa hauteur, ni sa longueur, ni sa largeur. »

Hildegarde affirme percevoir les objets de cette expérience récurrente non pas grâce à ses cinq sens, mais par « l’esprit seul ». Elle appelle la lumière qui l’enveloppe durant ces visions intenses « une ombre de la lumière vivante ».

Représentation d’Hildegarde de Bingen au XVIIIe siècle. (Domaine public)

La vie monastique

Pressentant chez leur fille un potentiel à la fois puissant et fragile, les parents d’Hildegarde décidèrent de l’inscrire comme oblate au monastère bénédictin de Disibodenberg, en Rhénanie allemande. Elle y entra définitivement à l’âge de 14 ans.

Hildegarde n’a jamais reçu d’éducation formelle. Comme elle l’admet dans l’un de ses nombreux récits autobiographiques, « j’avais à peine quelque connaissance des lettres. Une femme sans instruction m’avait enseignée ». Cette femme est la bénédictine Jutta von Sponheim, noble un peu plus âgée qui devient à la fois son éducatrice et sa guide spirituelle.

Jutta lui enseigne la lecture et l’écriture, ainsi que les notations musicales qui permettent ensuite à Hildegarde de devenir l’une des compositrices les plus prolifiques du Moyen Âge. Mais Jutta elle-même n’avait jamais étudié formellement. Si la valeur de son enseignement s’atténue à mesure que Hildegarde se révèle autodidacte, leur lien sororal ne s’est jamais affaibli.

À la mort de Jutta, en 1136, les moniales de Disibodenberg ont élu Hildegarde comme abbesse à la tête de leur communauté. Hildegarde demande alors à transférer son groupe à Rupertsberg, localité voisine où elle fonde un couvent plus fidèle à la règle bénédictine « ora et labora » (« prier et travailler »). Moins prestigieux, le nouveau lieu offre toutefois à Hildegarde et à ses sœurs une plus grande autonomie.

Les ruines du monastère de Disibodenberg, en Allemagne. (Saharadesertfox/CC BY-SA 3.0)

En Allemagne au XIIᵉ siècle, les femmes n’avaient que rarement le droit de s’exprimer en public, et encore moins de publier des écrits sous leur nom. Les moniales bénéficient d’un meilleur accès à l’alphabétisation que les femmes laïques, mais leurs possibilités demeurent très limitées.

Par crainte, Hildegarde conserve donc tous ses écrits à l’intérieur du couvent. Pourtant, sa créativité nourrit une communauté florissante, et elle éprouve un désir persistant de partager ses visions au-delà des murs monastiques. Des décennies après la fondation du couvent, elle obtient finalement de l’Église l’autorisation de diffuser plus largement son œuvre.

Une polymathe

Les talents et les intérêts variés d’Hildegarde ont fait d’elle l’une des plus grandes érudites européennes de l’histoire. Elle a écrit trois importants ouvrages théologiques, qui décrivent et interprètent ses visions afin de mieux comprendre ce qu’implique une relation continue avec Dieu. Elle a également composé plus de chants liturgiques que toute autre personne du Moyen Âge.

Contrairement à la majorité des compositeurs de son époque, Hildegarde écrit à la fois la musique et les paroles. Son œuvre est rassemblée dans la « Symphonie de l’harmonie des révélations célestes ». Un regain d’intérêt récent pour sa vie et son œuvre a inspiré des interprétations contemporaines de certaines de ses pièces les plus remarquables.

Hildegarde est aussi dramaturge. Sa pièce musicale et drame liturgique « Ordo Virtutum » (« L’Ordre des Vertus ») constitue le plus ancien exemple connu de « moralité », ce genre de théâtre religieux populaire du XIVᵉ au XVIᵉ siècle. Des concepts personnifiés, tels que la Colère ou la Grâce, met en scène les tiraillements de l’âme entre le démon et les vertus. Ces pièces visent à transmettre une morale, qu’il s’agisse du mariage, du service religieux ou d’autres obligations.

Dans la pièce d’Hildegarde, le conflit oppose une âme humaine en extase, un démon qui la tente de se laisser séduire par les choses du monde, et dix-sept vertus. Ces dernières s’efforcent, et finissent par réussir, à persuader l’âme que, même si elle peut encore demeurer dans ce monde, son destin est ailleurs. Hildegarde enrichit ce récit simple de compositions musicales complexes qui donnent encore aujourd’hui à la pièce une force singulière.

Une partie du Codex de Termonde a été écrite au XIIe siècle par Hildegarde de Bingen et intitulée Symphonia Harmoniae Caelestium Revelationum. Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, Belgique. (Domaine public)

Les contributions de l’abbesse aux sciences naturelles ne sont pas moins remarquables que ses travaux théologiques. Elle rédige plusieurs études détaillées sur l’anatomie humaine, élabore des théories sur diverses maladies et dresse même un catalogue de plantes, de pierres et d’animaux en fonction de leurs propriétés médicinales. Son invention d’un langage complexe illustrait également un vif intérêt pour les langues.

Une fois sa réputation de visionnaire polymathe établie, Hildegarde entreprend de prêcher en public et correspond abondamment avec des papes et des empereurs.

« Viriditas »

La vie foisonnante d’Hildegarde illustre un concept qui marque profondément son héritage intellectuel. « Viriditas » signifie en latin « verdure », « abondance » ou « vitalité ». Dans les contextes chrétiens, le terme est utilisé depuis le IVᵉ siècle pour désigner la santé spirituelle. Le 64ᵉ pape, Grégoire le Grand (vers 540–604), décrit l’Église chrétienne comme une terre fertile, où la « viriditas » symbolise l’abondance saine que la foi offre aux croyants.

Le mot apparaît fréquemment dans les écrits de l’abbesse. Dans une vision illustrée dans le Livre des œuvres divines, le mot est prononcé par une figure d’apparence humaine, mais qui irradie une lumière plus vive que le soleil. Couronnée d’un cercle d’or, le personnage s’adresse directement à Hildegarde :

« Je suis aussi la vie ardente de la substance de la divinité. Je flamboie sur la beauté des champs et étincelle dans les eaux, et je brûle dans le soleil, la lune et les étoiles. Et par un vent aérien qui soutient toutes choses d’une vie invisible, je les élève de vitalité. Car l’air vit dans la verdure. »

À l’instar de Grégoire Ier, Hildegarde considérait la verdure comme une force vitale animant toute la création et ses manifestations abondantes. Elle évoquait des éléments naturels tels que les champs, l’eau et les étoiles, accordant une attention particulière à l’air, l’un des vecteurs de cette force.

Musiciens du Livre des œuvres divines, 1172-1174, d’Hildegarde de Bingen. Illustrateur inconnu. (Domaine public)

Pris littéralement, « l’air vit dans la verdure » peut signifier que l’air, comme l’eau, est indispensable à l’épanouissement de la nature. Par exemple, le succès d’un processus essentiel à la vie, comme la pollinisation, dépend en partie des courants de vent qui transportent le pollen sur de vastes étendues. Sans air, le monde naturel serait plus pauvre, plus dépouillé — s’il existait encore.

Mais pour Hildegarde, la force que représente l’air dépasse la simple vitalité naturelle. Tout comme la sève circule dans les feuilles et le sang dans les veines, elle pense que la « viriditas » traverse le cosmos, l’animant et le renouvelant sans cesse.

Vivre sans connaissance directe de cette vitalité revient, selon elle, à être spirituellement stérile. La cultiver revient à nous accorder avec la puissance créatrice à l’œuvre dans le cosmos.

L’harmonie incarnée

La vie d’Hildegarde incarne cette vitalité débordante et verdoyante. Bien qu’elle vive dans les strictes limites de la discipline monastique et qu’elle soit souvent affaiblie par la maladie, son imagination et sa sensibilité esthétique manifestent avec force une forme humaine de la créativité divine qui gouverne l’univers.

C’est dans la musique qu’Hildegarde semble trouver son mode d’expression le plus juste. À ses oreilles, la musique est le médium le plus proche des anges et la meilleure approximation de la lumière vivante, multiforme mais parfaitement unifiée. « L’âme de l’homme possède en elle-même une harmonie et ressemble à une symphonie », écrit-elle. Dans sa pièce, seul le Diable ne chante pas : il hurle de manière chaotique, créant une dissonance face aux voix gracieuses des Vertus.

Gravure d’Hildegarde de Bingen par W. Marshall. (Fæ/CC BY-SA 4.0)

La vie de l’abbesse se présente comme un hommage à la lumière vivante, et comme une invitation à prendre part à son concert généreux.

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