Opinion
Jean Garrigues : « La nécessité de bâtir des compromis se heurte à la tradition de la Ve République »
ENTRETIEN – Le 10 octobre, Sébastien Lecornu était renommé Premier ministre par le chef de l’État à la suite d’une semaine politique folle, enfonçant un peu plus la France dans la crise politique qu’elle traverse depuis l’été 2024. Le chef du gouvernement a désormais « carte blanche » pour trouver des compromis avec les oppositions.

Photo: Crédit photo Jean Garrigues
Jean Garrigues est historien et président de la commission internationale d’histoire des assemblées d’État. Même si cela ne va pas de soi dans le système de la Ve République, les partis doivent apprendre à travailler ensemble, estime-t-il.
Epoch Times – Comment analysez-vous cette crise dans laquelle la France est plongée depuis le résultat des élections législatives de 2024 ? Certains disent que les partis en sont responsables. D’autres pointent du doigt la responsabilité du président de la République ou mettent en cause le régime. Quel est votre avis ?
Jean Garrigues – La crise que nous traversons est d’abord et avant tout une crise de la confiance des citoyens dans le fonctionnement de la Ve République.
Mais la dissolution de juin 2024 et le résultat des dernières élections législatives ont aggravé les dysfonctionnements du régime.
La Ve République est construite sur le fait majoritaire, autrement dit le duel entre une majorité et une opposition. Mais depuis maintenant plus d’un an, nous avons affaire à une Assemblée nationale divisée en trois blocs d’importance à peu près égale et qui ne veulent pas travailler entre eux.
Certains reprochent à Emmanuel Macron d’avoir provoqué cette tripartition, mais ce sont avant tout les électeurs qui en sont responsables. C’est le jeu de la démocratie.
Maintenant, toute la question est de savoir ce qui peut être fait dans cette situation qui est contre-intuitive par rapport aux institutions de la Ve République.
Il existe plusieurs solutions.
La première, serinée par les partis populistes, est la démission du président de la République. LFI et le RN estiment que l’état de grâce qui suit l’élection d’un nouveau président permettra de faire émerger une majorité absolue à l’Assemblée nationale.
Cependant, cette hypothèse reste un pari risqué puisque toutes les enquêtes socio-électorales montrent que la tripartition actuelle est durable. Il n’y a donc pas de raison que de nouvelles élections changent fondamentalement la donne.
Ensuite, l’autre solution, qui est au fond celle qui est tentée aujourd’hui par Sébastien Lecornu, consiste à faire travailler ensemble des partis qui, à priori, ne sont pas conciliables.
Pour vous, les responsables politiques de tout bord doivent apprendre à travailler ensemble et à faire des compromis ?
Exactement. C’est ce qu’on appelle la culture du compromis. Elle a existé sous la IIIe et la IVe République. Cela ne serait pas une nouveauté.
Pourriez-vous revenir en détail sur la culture du compromis sous la IIIe et la IVe République ?
Oui. En 1926, sous la IIIe République, le président du Conseil des ministres et chef de la droite, Raymond Poincaré, gouvernait avec Édouard Herriot, alors vice-président du Conseil, mais aussi chef du Parti radical, situé à la gauche de l’échiquier politique. On appelait cela à l’époque un gouvernement d’union nationale.
Nous pourrions également citer l’exemple du gouvernement provisoire à la Libération dirigé par le général de Gaulle. Son parcours prestigieux et son charisme avaient permis de coaliser derrière lui les partis issus de la Résistance.
Enfin, sous la IVe République, il y a eu entre 1947 et 1951, une coalition gouvernementale qui allait des communistes aux indépendants, en passant par le centre : la Troisième force.
La culture du compromis n’est donc pas récente dans l’histoire politique française. En outre, cela serait une nouveauté dans l’histoire de la Ve République.
Les partis de gouvernement n’ont pas l’air très enclins à faire des compromis …
C’est tout le problème. Cette nécessité de bâtir des compromis se heurte à la tradition de la Ve République.
Les partis regardent constamment vers les élections présidentielles. Par conséquent, ils ne pensent qu’à marquer leur différence pour gagner la course.
Prenons par exemple les socialistes. Ces derniers ont accepté une sorte de contrat de gouvernement avec les macronistes, mais sont en même temps obligés de s’en distinguer pour leurs électeurs, mais aussi en raison de la pression exercée sur eux par LFI.
Même chose du côté du bloc central. Il y a des concessions qui ne peuvent pas être faites sous peine de se trahir eux-mêmes et de trahir leurs électeurs. Regardez l’émotion qu’a suscitée la suspension de la réforme des retraites.
Tout ceci pour vous dire que faire des compromis avec le système de la Ve République ne va pas de soi. Et aujourd’hui, la situation est d’autant plus difficile que Sébastien Lecornu doit travailler dans l’urgence.
Et ces partis sont faibles alors que la France insoumise et le Rassemblement national sont puissants …
Tout à fait. Le parti le plus puissant, à savoir le RN, renforce la difficulté en appelant à la tenue de nouvelles élections et en rejetant la culture du compromis.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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