Des alliés à l’ère de la « réduction des risques »
Le débat à Washington présente souvent la politique des alliés vis-à-vis de la Chine comme un test de loyauté : êtes-vous « avec nous » ou « complaisant » ? C’est une grille de lecture erronée.
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Les dirigeants de l’APEC posent pour une photo de groupe avant un dîner en l’honneur du président américain Donald Trump (4e en partant de la g.), lors des réunions de l’APEC au Hilton Gyeongju, à Gyeongju, en Corée du Sud, le 29 octobre 2025. L’administration Trump a conclu des accords commerciaux avec plusieurs pays, dont le Royaume-Uni, l’Union européenne, le Japon et la Corée du Sud.
Dans tout l’Indo-Pacifique et au-delà, les partenaires proches des États-Unis convergent vers une ligne pragmatique : maintenir les marchés ouverts lorsque c’est possible, renforcer la sécurité nationale lorsque c’est nécessaire, et bâtir des redondances dans les chaînes d’approvisionnement pour qu’aucun point de passage – à Pékin ou ailleurs – ne puisse prendre l’économie en otage. Cette logique s’inscrit dans la lignée Reagan–Trump : dissuasion par des canaux concrets, « plomberie » des chaînes d’approvisionnement et gestion des crises en privilégiant les garde-côtes.
Canada : chaleur de façade, garde-fous renforcés
À la fin du mois d’octobre, le message global de Pékin a présenté la rencontre entre le dirigeant chinois Xi Jinping et le premier ministre canadien Mark Carney comme un « tournant », en invoquant le « 20e anniversaire du partenariat stratégique Chine–Canada » et en affirmant que les deux parties allaient « le faire progresser conjointement ».
La lecture d’Ottawa est nettement plus réservée, évoquant une remise à plat pragmatique et un travail méthodique pour lever les « irritants » commerciaux, tout en évitant la terminologie de « partenariat stratégique ». Le label, en soi, n’a rien de nouveau : Pékin l’utilise depuis que la relation a été élevée en 2005, sous le premier ministre Paul Martin et le dirigeant chinois Hu Jintao, et ses déclarations de cet automne reprennent cette formule alors même qu’Ottawa la contourne. Cette nuance compte, car les marchés et les alliés lisent les signaux avec attention.
Derrière la rhétorique, l’architecture des politiques pointe dans une seule direction : un renforcement sécuritaire et une réouverture économique sélective. La décision canadienne de mai 2022 a interdit Huawei et ZTE dans les réseaux 5G et fixé des échéances de démontage – le 28 juin 2024 pour les équipements 5G et fin 2027 pour l’ancienne 4G –, en poussant les opérateurs à cesser tout nouvel achat dès septembre 2022. Ottawa a resserré le contrôle sur l’essentiel, sans provoquer de rupture totale.
Le Parlement a également adopté en juin 2024 la loi de lutte contre l’ingérence étrangère. Ce texte a instauré un régime de transparence et de responsabilité en matière d’influence étrangère et renforcé les prérogatives tant du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) que du Code criminel. À la lecture des documents de briefing ministériels, une ligne directrice apparaît : Ottawa élargit ses outils juridiques et administratifs tout en testant un dégel commercial. Il en ressort une reprise diplomatique encadrée par des garde-fous internes plus rigoureux.
Cette grille d’analyse répond aussi à un éditorial récent, selon lequel Ottawa aurait « déclaré » un partenariat stratégique en pleine offensive hybride. Pékin a, certes, insisté sur ce terme. Ottawa, non. Si l’on se réfère aux sources primaires – documents et déclarations gouvernementales, lois et directives aux télécoms –, il n’est pas question de capitulation, mais de compartimentation : un ton plus chaleureux pour rassurer les marchés et résoudre les dossiers consulaires, tout en fixant des lignes rouges plus fermes sur les technologies critiques et l’ingérence. C’est le même schéma que l’on observe au Japon, en Australie et aux Philippines.
Japon : réarmement mesuré, sanctuarisation des technologies de pointe
La Stratégie de sécurité nationale de 2022 a marqué pour Tokyo un tournant générationnel : porter les dépenses de défense vers 2 % du PIB d’ici à l’exercice 2027 et acquérir une capacité de frappe en profondeur, notamment via des missiles de croisière Tomahawk. Les contrats signés en janvier 2024 ont entériné l’achat de plusieurs centaines de Tomahawk pour accélérer cette capacité, avec des justifications publiques faisant référence à l’évolution des menaces chinoises et nord-coréennes. La trajectoire est politiquement sensible, mais elle est clairement engagée.
Le président Donald Trump et la première ministre japonaise Sanae Takaichi brandissent des documents signés pour un accord sur les minerais critiques et les terres rares avec le Japon, lors d’une rencontre au palais d’Akasaka, à Tokyo, le 28 octobre 2025. (Andrew Harnik/Getty Images)
Sur le plan technologique, le Japon a durci en 2023 les licences d’exportation sur 23 catégories d’équipements avancés de fabrication de semi-conducteurs : un contrôle ciblé et coordonné à l’échelle mondiale qui protège ses intérêts vitaux et ses technologies, tout en laissant ouverts les autres flux commerciaux. Les avis du ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie et les livres blancs qui ont suivi précisent que ces mesures, fondées sur la loi sur les changes et le commerce extérieur (FEFTA), visent les transferts à haut risque, sans constituer un embargo général. Ce dispositif sert de modèle aux autres alliés : les partenaires des États-Unis entendent maintenir des liens macroéconomiques stables tout en isolant les technologies qui renforceraient le plus directement l’appareil militaire chinois.
Philippines : accès pour les crises, preuves contre la pression grise
Manille a élargi l’accès américain dans le cadre de l’Accord de coopération renforcée en matière de défense (EDCA), en ajoutant quatre sites en 2023 : la base navale Camilo Osias et l’aéroport de Lal-lo, dans la province de Cagayan ; le camp Melchor Dela Cruz, dans la province d’Isabela ; et l’île de Balabac, dans la province de Palawan. Cette décision a permis de disposer d’une profondeur stratégique pour la logistique, l’évacuation sanitaire et le ravitaillement, en ramassant les délais de réaction à quelques heures plutôt qu’à plusieurs semaines. Les déclarations des chefs militaires philippins et les visites de sites soulignent que ce partenariat d’infrastructure sert à la fois à la défense extérieure et à la réponse aux catastrophes.
Tout cela se déroule sur fond de coercition en mer de Chine méridionale. Autour du récif Second Thomas, les tactiques des garde-côtes et milices chinoises se sont durcies en 2024 : canons à eau, abordages et éperonnages ayant même blessé des marins philippins, des incidents documentés par des agences de presse, l’U.S. Naval Institute, des observateurs indépendants et repris dans les déclarations des autorités philippines.
La réponse de Manille relève d’une forme de dissuasion par la preuve : rester au plus près du traité d’alliance et déployer les capacités sur le terrain, enregistrer et rendre publics chaque incident pour en renchérir le coût réputationnel, et travailler avec les partenaires à une gradation prévisible des réactions. C’est ce type de garde-fou opérationnel que privilégient les travaux de recherche les plus récents.
Australie : l’AUKUS pour la puissance, le dégel commercial pour la stabilité
Canberra mise résolument sur la puissance militaire dans le cadre d’AUKUS, un partenariat de sécurité trilatéral entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis. L’accord de mars 2023 prévoit une trajectoire en trois phases pour doter l’Australie de sous-marins nucléaires d’attaque : d’abord la rotation de sous-marins américains et britanniques en Australie à partir de 2027 ; puis la vente de sous-marins américains de la classe Virginia dans les années 2030 ; enfin, une coopération États-Unis–Royaume-Uni–Australie pour construire le futur sous-marin SSN-AUKUS dans le pays, avec des premières livraisons envisagées dans les années 2040.
Cette approche reflète celle de Washington : installer une dissuasion crédible sous la mer, afin de rendre plus apaisée la diplomatie régionale.
Le premier ministre australien Anthony Albanese (à g.) et le président américain Donald Trump s’adressent à la presse lors d’une rencontre bilatérale dans la salle du Cabinet, à la Maison-Blanche, à Washington, le 20 octobre 2025. (Anna Moneymaker/Getty Images)
Parallèlement, l’Australie a patiemment orchestré une détente commerciale. Pékin a levé en 2024 les principaux obstacles sur le vin et a repris des inspections régulières pour le homard vivant à la fin de l’année, tout en mettant fin à la plupart des suspensions sur la viande rouge.
Ces gestes ont ramené plusieurs milliards d’exportations, sans revenir sur la stratégie australienne de réduction des risques en matière de filtrage des investissements ou de technologies sensibles. Il ne s’agit pas d’un retour en arrière vers 2019, mais bien d’une compartimentation : reconstruire les échanges là où c’est possible tout en maintenant la coopération sécuritaire, et en gardant un contrôle strict sur les capitaux stratégiques.
Le fil rouge des approches alliées
Cette coalition n’avance pas en somnambule. Elle s’emploie à bâtir les infrastructures aussi prosaïques qu’essentielles – accès, logistique, capteurs, procédures de documentation – qui rendent un ton diplomatique plus chaleureux moins risqué. Dans le Pacifique occidental, l’image qui s’impose est celle d’une clôture en arc, du Japon aux Philippines : la première chaîne d’îles resserre les voies d’accès de l’armée chinoise, et les alliés s’efforcent de garder cette barrière robuste sans provoquer le voisin ombrageux.
Accords d’accès, prépositionnement des équipements, vigilance maritime et doctrine du « garde-côtes en première ligne, la marine en appui au large » constituent l’outillage du quotidien. Lorsque ces éléments deviennent tangibles – crédits engagés, matériels disponibles, règles écrites – les opinions publiques acceptent plus facilement une rhétorique de détente au sommet, car elles ont confiance dans la solidité des dispositifs de sécurité. C’était l’intuition de Reagan ; c’est la seule manière de rendre politiquement acceptable tout dégel des relations sino-américaines.
Sur le plan économique, cela se traduit par le virage du G7 vers la « réduction des risques » : détourner les flux autour des goulots d’étranglement, plutôt que fermer le robinet. Concrètement, cela implique des contrôles à l’exportation et un filtrage renforcé là où le gain sécuritaire est maximal, combinés à une diversification des minerais, des composants et des routes afin qu’aucun marché ne détienne un monopole de levier. C’est moins spectaculaire que la « découplage », mais nettement plus durable.
Le test qui attend Washington
Si les États-Unis veulent maintenir la cohésion de ce front, trois priorités se dégagent des travaux les plus sérieux. D’abord, conserver des canaux de dialogue même en temps de crise, car les malentendus dans des zones maritimes encombrées sont de puissants accélérateurs d’escalade. Ensuite, investir dans la « plomberie » peu glorieuse – stocks de munitions, chantiers navals, aménagement des sites EDCA, surveillance maritime – car la capacité opérationnelle pèse davantage que les prises de position médiatiques. Enfin, aligner le discours sur des engagements concrets, financés et vérifiables, que les partenaires puissent mesurer, notamment sur les technologies de pointe et les plans de riposte aux attaques hybrides, qui déterminent si la pression chinoise fait réellement mal ou se retourne contre son auteur.
La mesure du succès ne réside pas dans les gros titres, mais dans la capacité à assurer la sécurité des opérations de ravitaillement, à transférer les preuves en quelques heures et à alourdir discrètement, au fil du temps, le fardeau financier des harceleurs récidivistes. En résumé, le Canada, le Japon, les Philippines et l’Australie ne se contentent pas de se protéger, ils renforcent intelligemment leur position. Ils réduisent la marge de manœuvre du régime chinois en matière de coercition dans les domaines importants (technologie, accès militaire et application de la loi dans la zone grise) tout en préservant le commerce qui permet à leurs économies et à leurs coalitions politiques de survivre. C’est cet équilibre qui permet d’atténuer l’influence sans provoquer de choc économique ou de guerre.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
Charles Davis est un vétéran de l'armée et un conférencier spécialisé dans le renseignement. Ses récompenses militaires sont : deux médailles de service Bronze Star, la médaille du service méritoire de la défense, deux médailles du service méritoire, la médaille du service de l'OTAN, la médaille de la campagne d'Irak, la médaille de la campagne d'Afghanistan, la médaille de la libération de l'Arabie saoudite et la médaille de la libération du Koweït.