Cette découverte récompensée par le Nobel pourrait révolutionner les traitements de l’auto-immunité et du cancer

Photo: Illustration par Epoch Times, Shutterstock
Pour les millions de personnes atteintes de maladies auto-immunes ou inflammatoires comme le diabète de type 1 ou le lupus, cette question est intime. Ces maladies chroniques entraînent des symptômes douloureux et nécessitent souvent des traitements immunosuppresseurs lourds.
Le prix Nobel de physiologie ou médecine de cette année a récompensé les découvertes qui ont bouleversé cette compréhension. Les chercheurs Mary E. Brunkow, Fred Ramsdell et Shimon Sakaguchi ont identifié une catégorie rare de cellules immunitaires : les cellules T régulatrices, ou Tregs. Ces cellules empêchent notre système immunitaire de s’emballer grâce à un gène spécialisé appelé FOXP3. Souvent surnommées les « gardiennes de la paix », les Tregs ont changé la façon dont les scientifiques conçoivent l’auto-immunité, l’inflammation et l’équilibre du système immunitaire lui-même.
« L’annonce du prix Nobel m’a donné des frissons », confie l’immunologiste Anuradha Ray, se souvenant d’une récente conférence où elle était assise à côté de Shimon Sakaguchi. « Cette découverte a façonné notre manière de penser l’équilibre immunitaire – et ce qui se passe quand cet équilibre se rompt. »
Le chemin vers cette avancée a traversé des décennies de controverses – et a bien failli s’effacer sous le scepticisme.
L’étude qui a tout changé
Il y a trente ans, Shimon Sakaguchi a publié un article qui remettait en cause les croyances établies sur le système immunitaire. Pendant des décennies, de nombreux scientifiques avaient rejeté l’idée que certaines cellules immunitaires puissent activement empêcher le système immunitaire d’attaquer le corps. Quelques études dans les années 1970 l’avaient suggéré, mais leurs résultats étaient incohérents, et l’idée des cellules T « suppresseuses » avait été abandonnée.
« Il y avait beaucoup de scepticisme dans les années 1990 », raconte le Dr Ethan Shevach, immunologiste et chercheur émérite aux National Institutes of Health (NIH), qui a contribué à valider les résultats de Shimon Sakaguchi. « Tout le concept des cellules T suppresseuses était sous une ombre. »
Ce qui distinguait les travaux de Shimon Sakaguchi, c’est qu’il avait trouvé un moyen d’identifier ces cellules mystérieuses : elles portaient un marqueur spécifique à leur surface, appelé CD25, sorte de drapeau biologique facilitant leur détection et leur étude. Intrigué, le Dr Shevach a reproduit les expériences dans son propre laboratoire au NIH. « Les données étaient solides », dit-il. « Elles ont convaincu beaucoup de monde, moi y compris, que c’était réel. »
Les découvertes de Shimon Sakaguchi ont fait avancer la recherche. Beaucoup doutaient encore que ces cellules constituent une classe véritablement unique, ou s’il s’agissait simplement de cellules T ordinaires se comportant différemment dans certaines conditions.
Les chercheurs devaient prouver que ces cellules n’étaient pas seulement actives, mais bien spécialisées. Restait à comprendre comment elles fonctionnaient.
Des souris, une mutation et un gène manquant
Dans les années qui ont suivi, les chercheurs se sont intéressés à plusieurs affections liées à un dysfonctionnement des cellules T régulatrices. Un premier indice est venu d’une souche de souris de laboratoire, dites « souris scurfy », qui développaient une inflammation sévère et souvent fatale. Leur peau était écailleuse, leurs yeux rosés, et elles présentaient une fonte musculaire et des lésions d’organes.
En parallèle, une maladie similaire a été observée chez des enfants, appelée syndrome IPEX (pour immune dysregulation, polyendocrinopathy, enteropathy, X-linked). Comme les souris, ces enfants souffraient de réactions auto-immunes graves : leur propre système immunitaire attaquait leurs organes sains. Dans les deux cas, les cellules T régulatrices présentaient un gène FOXP3 défectueux. Actif uniquement dans les Tregs, FOXP3 agit comme un gène maître – le commandant en chef de la régulation immunitaire.
En 2001, Mary Brunkow, l’une des lauréates du Nobel 2025 a identifié FOXP3 comme le gène défectueux chez les souris malades. Peu après, Fred Ramsdell, autre lauréat, a relié ce même gène aux symptômes identiques observés chez les enfants atteints d’IPEX.
Chez les Tregs saines, FOXP3 agit comme un interrupteur principal, favorisant la production de nouvelles cellules T régulatrices. Quand ce gène est défectueux, ces cellules ne se forment pas ou fonctionnent mal – et le système immunitaire s’emballe.
L’identification de FOXP3 ne s’est pas contentée d’expliquer ces deux maladies rares et graves : elle a prouvé que les Tregs forment une catégorie distincte de cellules.
« Ce qui a le plus convaincu la communauté scientifique – et ce qu’ont accompli les lauréats du Nobel », explique le Dr Shevach, « c’est qu’ils ont défini un facteur de transcription, FOXP3, spécifiquement associé à ces cellules [Tregs]. »
En 2003, le groupe de Shimon Sakaguchi a confirmé que FOXP3 était la clé de la fonction suppressive des Tregs, établissant ce gène comme la signature génétique et fonctionnelle de ces gardiennes longtemps soupçonnées.
Cette révélation a comblé le chaînon manquant : grâce à FOXP3, ces cellules savent quand agir et quand se retirer. Sans lui, les gardiennes ne se forment pas, et le système immunitaire s’emballe – les tirs amis deviennent incontrôlables.
Vingt ans plus tard, les découvertes des trois chercheurs ont résisté à l’épreuve du temps. Le prix Nobel 2025 consacre ce tournant : des découvertes qui ont fait passer les Tregs de la controverse au cœur des thérapies prometteuses contre l’auto-immunité, le cancer et le rejet de greffe.
L’art de l’équilibre
La plupart des cellules immunitaires agissent comme des soldats : elles attaquent les germes, les virus ou tout élément perçu comme étranger ou dangereux. Les Tregs, elles, éteignent la réponse immunitaire.
Bien que très peu nombreuses, elles occupent le sommet de la hiérarchie des cellules immunitaires.
Quand les Tregs échouent ou disparaissent, le chaos s’installe : le système immunitaire attaque les tissus sains, déclenchant des maladies auto-immunes comme le diabète de type 1, la colite, le psoriasis ou la polyarthrite rhumatoïde. Les patients transplantés risquent de rejeter leur greffe. Dans des cas rares comme le syndrome IPEX, les enfants subissent une inflammation potentiellement mortelle dès leurs deux premières années.
Mais le revers est tout aussi grave : certains cancers exploitent les Tregs, détournant ces gardiennes pour se cacher du système immunitaire.
« Les mêmes cellules qui nous protègent de l’auto-immunité peuvent aussi protéger le cancer », souligne le Dr Shevach, reconnu pour ses travaux pionniers sur les Tregs et la tolérance immunitaire.
« La thérapie est un véritable exercice d’équilibre », poursuit-il. « Il faut ajuster le système, pas le briser. »
Rééduquer le système immunitaire
Dans les maladies auto-immunes, où le système immunitaire s’en prend aux tissus sains, les premiers essais cliniques testent des moyens d’augmenter le nombre de Tregs dans l’organisme.
Chez la souris, renforcer le nombre ou la fonction de ces cellules a permis de réduire l’inflammation auto-immune et d’améliorer les symptômes.
« Nous avons montré à quel point les Tregs peuvent être puissantes dans les modèles animaux », explique Anuradha Ray, professeure d’immunologie, dont le laboratoire développe des thérapies à base de Tregs contre l’asthme et l’inflammation chronique. « Mais passer de la souris à l’humain est une autre histoire. »
Les essais cliniques menés sur le diabète de type 1 et la maladie du greffon contre l’hôte donnent des résultats prometteurs : certains patients présentent davantage de cellules régulatrices et des symptômes plus légers, même si ces traitements restent expérimentaux et ne constituent pas une guérison.
Le laboratoire de Anuradha Ray et d’autres équipes cherchent à concevoir des thérapies plus ciblées, capables d’agir uniquement sur les protéines responsables de la maladie d’un patient. Cette approche de précision pourrait permettre de freiner les réponses immunitaires nocives sans affaiblir l’ensemble du système.
« L’objectif est de rendre les Tregs plus intelligentes – plus précises, plus efficaces », souligne Anuradha Ray.
De nouvelles approches, comme la thérapie CAR-Treg, consistent à prélever les Tregs d’un patient, à les modifier, puis à les réinjecter dans son corps pour rééduquer son système immunitaire avec plus de précision.
« La plupart des patients atteints de maladies auto-immunes sont adolescents ou jeunes adultes, et leur traitement dure souvent toute la vie », rappelle le Dr Shevach. « Il faut donc être très prudent avec les nouvelles thérapies : on ne veut pas aggraver la situation. »
Dans le cancer, la stratégie est inverse : les chercheurs cherchent à réduire ou neutraliser les Tregs qui protègent les tumeurs, parfois en combinant ces approches à des inhibiteurs de points de contrôle immunitaires pour renforcer l’attaque du système immunitaire.
« Nous sommes entrés dans l’ère de la médecine de précision », ajoute Anuradha Ray. « J’ai bon espoir : nous nous rapprochons d’un traitement du problème, sans échanger un fardeau contre un autre. »
En dehors des thérapies de précision et des médicaments, certains facteurs liés au mode de vie semblent aussi soutenir la santé des Tregs.
Des études montrent qu’une supplémentation en vitamine D augmente la proportion de Tregs chez les personnes en bonne santé et renforce leur activité chez les patients atteints de diabète de type 1. De même, une étude animale a montré que l’exercice aérobie accroît les niveaux de Tregs. Dans une autre étude sur le cancer, la restriction calorique a réduit l’activité des Tregs dans les tumeurs – un effet susceptible de limiter leur croissance.
Pour les patients fatigués des immunosuppresseurs à large spectre, cet espoir est porteur : la guérison pourrait venir non pas d’une lutte plus acharnée, mais d’un système immunitaire qu’on apprend à apaiser.
La découverte des Tregs a ouvert la porte à une nouvelle compréhension. Aujourd’hui, la médecine apprend à la franchir.
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