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Pris sur la ligne de front au Cambodge

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Hul Mliss se tient devant sa maison, dans le village de Prey Chan, au Cambodge, tandis que la route menant à ses terres agricoles est recouverte de sable compacté derrière la clôture de barbelés nouvellement installée par l’armée thaïlandaise à la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge, le 28 septembre. L’armée thaïlandaise et les médias rapportent que les villageois ont jusqu’au 10 octobre pour évacuer, faute de quoi ils seront arrêtés. (Crédit Photo Sangly Sarak)

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Durée de lecture: 15 Min.

Alors que le Cambodge et la Thaïlande échangeaient des piques à l’Assemblée générale des Nations unies à New York cette semaine, j’étais sur la frontière, dans les terres qui séparent les deux pays.
Une clôture de barbelés traverse désormais le village de Prey Chan, isolant les habitations et terres cambodgiennes derrière des limites imposées unilatéralement par l’armée thaïlandaise.
Derrière, se trouvent les maisons de six villageois aujourd’hui dans l’impossibilité de rentrer chez eux. Une grand-mère a fondu en larmes en voyant la route menant à ce qui fut ses champs recouverte de sable compacté par des ouvriers thaïlandais.
« Chaque jour, je regarde ma maison et je me demande si nous pourrons un jour y retourner », confie Hul Mliss. « Chaque jour, j’ai le sentiment que cela devient de moins en moins possible. »
Pendant ce temps, sa petite-fille de trois ans joue dans la boue provoquée par les pluies de mousson, près des hamacs à ciel ouvert où sa famille dort la nuit, à quelques mètres de leur maison barricadée. Le toit bleu de la maison perce la végétation sous le soleil de l’après-midi, prisonnier derrière les nouvelles limites tracées par l’armée thaïlandaise il y a quelques semaines.
Le conflit entre la Thaïlande et le Cambodge, peu couvert par les médias mondiaux, est lourd de conséquences humaines. Je suis l’un des rares journalistes étrangers à m’être rendu dans ces zones cambodgiennes affectées, la plupart des rédactions étant basées à Bangkok et les frontières fermées.
Le 24 juillet, la tension croissante a dégénéré en affrontements violents près du temple de Prasat Tamone Thom, chaque camp accusant l’autre d’avoir ouvert les hostilités.
Selon la Thaïlande, des soldats cambodgiens armés étaient présents près de la frontière, tandis que le Cambodge affirme que la Thaïlande a lancé une attaque non provoquée et a bloqué l’accès au temple.
Les combats intenses, impliquant de l’artillerie, des tirs de roquettes BM-21 et des frappes de F-16 thaïlandais, ont fait de nombreuses victimes, dont des civils dans la province thaïlandaise de Sisaket, et endommagé une pagode, une école, un centre de santé et des propriétés privées dans les provinces cambodgiennes d’Oddor Meach Chey et de Preah Vihear.

Des enfants évacués de chez eux jouent dans la boue sous la mousson à Prey Chan, Cambodge, le 27 septembre 2025. (Crédit Photo Michael Alfaro)

Les affrontements se sont poursuivis le long des frontières cambodgiennes-thaïlandaises à Preah Vihear et Oddor Meanchey, le Cambodge accusant la Thaïlande d’usage de bombes à sous-munitions, la Thaïlande répliquant en dénonçant des crimes de guerre cambodgiens pour des attaques contre des civils et des sites culturels. Le conflit s’est étendu jusqu’au 28 juillet, date à laquelle un cessez-le-feu a été obtenu à minuit après que le Président américain Donald Trump eut menacé d’imposer des tarifs douaniers aux deux nations si les combats persistaient. Depuis, chaque camp dénonce de supposées violations du cessez-le-feu.
Au-delà des discours politiques, il est incontestable que des dizaines de villageois pauvres payent le prix du conflit, et que de nombreux enfants sont devenus orphelins. La plupart sont côté cambodgien, où l’économie est plus fragile et où l’électricité comme l’eau potable font plus souvent défaut qu’en Thaïlande voisine.
« Avant les combats, nous allions très souvent en Thaïlande. Nous étions comme de bons voisins. Mais après l’affrontement près du temple, l’armée thaïlandaise est venue nous expulser. On nous a donné vingt minutes pour rassembler nos affaires et quitter notre maison. Cela nous a brisé le cœur », témoigne Mliss.
Un autre déplacé, Hak Pov, amputé d’une jambe après avoir sauté sur une mine quotidienne, se retrouve également sans abri.
Sa famille vit dans le village voisin de Chork Chey, que l’armée thaïlandaise menace aussi d’annexer à tout moment. Si c’était le cas, tout villageois subsistant comme Mliss ou Pov et leurs proches risqueraient une amende de près de 3000 euros et plusieurs années de prison pour « entrée illégale en territoire thaïlandais ».
Mliss a contracté un prêt bancaire adossé à sa ferme, désormais compromis puisque la terre ne peut plus servir de garantie. Sans revenu, elle ne parvient pas à rembourser ; la banque a accepté une suspension temporaire du paiement, mais les intérêts continuent de courir.
Même avant ce récent conflit, ces villageois étaient déjà défavorisés. Pov connaît bien la région : sa jambe droite a été arrachée par une mine alors qu’il tentait d’en neutraliser une sur ses terres. Il s’est traîné jusqu’au village le plus proche, où il a pu être amputé à temps. C’était il y a vingt ans.
Depuis, il est retourné volontairement désamorcer d’autres mines afin de rendre la région plus sûre.
Les affirmations thaïlandaises selon lesquelles leurs soldats auraient sauté sur des mines paraissent insensées, selon lui.
« S’ils se sont fait exploser sur des mines, c’est que c’est une terre cambodgienne ! Toutes les mines sont enterrées dans les broussailles du côté cambodgien, pas en Thaïlande ! » affirme-t-il.
Plus loin, à Wat Po, épicentre des derniers affrontements, d’autres drames s’accumulent. Environ 200 enfants désormais orphelins manquent d’adultes capables de s’occuper d’eux. J’ai rencontré l’une de ces orphelines, Raem Reaksmey, 10 ans. Elle raconte que lors des combats en juillet, son père, travailleur agricole côté thaïlandais, n’a jamais pu regagner la famille. Peu après leur séparation, sa mère, désemparée, a fait une dépression et a fui, laissant Reaksmey livrée à elle-même.
Les derniers mots de son père : « Ream, tu vas devoir survivre par toi-même », avant qu’elle ne soit envoyée dans un camp de réfugiés improvisé où elle vit encore.
Son histoire intrigue : elle affirme avoir été séparée de son père après que l’armée thaïlandaise a tiré des obus au phosphore blanc – qui, en retombant, ont contaminé le village. D’abord niée par la partie thaïlandaise, cette pratique fut ensuite admise, mais prétendument « à des fins d’illumination ». Le phosphore blanc, utilisé pour éclairer ou détruire dans les conflits, devient crime de guerre s’il touche des civils. Quoi qu’il en soit, son ancienne maison serait désormais imprégnée de ce produit, l’obligeant à partir.
À un moment du récit, Ream pose la tête sur ma poitrine et éclate en sanglots.
« Je suis désolée, j’ai tellement peur », souffle-t-elle.
J’ai tenté de la rassurer, en affirmant que cela passerait. Mais, en réalité, nul ne peut en être certain.
Si aucune solution diplomatique n’est trouvée, d’autres drames comme ceux de Mliss, Pov ou Ream risquent de se multiplier.
La Thaïlande accuse le Cambodge de ne pas avoir évacué ses villageois des zones à risque, tandis qu’elle affirme l’avoir fait pour des milliers de ses propres citoyens. Le journaliste Sangly Sarak, figure médiatique cambodgienne, qui m’a accompagné sur le terrain, nuance cette comparaison.
« On ne peut pas comparer ce que font la Thaïlande et le Cambodge, car ici, ce n’est pas un territoire thaïlandais qui est menacé », souligne-t-il.
Issu du monde rural, M. Sarak explique : « pour les paysans, la terre est la vie ».
« Si votre terre est menacée, vous ne partirez pas. Vous resterez. C’est une question de survie : protéger sa maison, ses proches. Vous ne pouvez pas juste accepter qu’on décrète :‘ceci est à nous désormais’ », dit-il.
Comme toujours en temps de guerre, certains payent chèrement les conséquences sans aucun lien direct avec le conflit. Quelques heures seulement après la signature du cessez-le-feu, dix-huit soldats cambodgiens ont été capturés, placés en colliers cervicaux, puis conduits dans des prisons thaïlandaises, où ils se trouvent toujours.
J’ai rencontré la mère et la sœur de l’un d’entre eux, le sergent-chef Phem Chanthea. Paysannes dans la province d’Oddar Meanchey, dénuées d’électricité, d’internet, de télévision, elles ont appris la capture de leur fils par le bouche-à-oreille. Elles décrivent un homme drôle, facétieux, dont l’absence prive la famille de revenu, si ce n’est la maigre allocation de l’armée. Sa mère craint plus que tout de ne jamais le revoir.
« J’ai vraiment peur de ne jamais revoir mon fils », confie-t-elle.
Un message à lui transmettre ?
« S’il m’entend, je veux lui dire de tenir bon. Chez nous, tout va bien. Qu’il pense d’abord à lui, là-bas. Je n’ai plus d’autres mots », murmure-t-elle.

Sœur du Sgt-Chef Phem Chanthea, Michael Alfaro, mère du Sgt-Chef Phem Chanthea et Sangly Sarak photographiés à Prey Chan, Cambodge, le 28 septembre 2025. (Crédit Photo Michael Alfaro)

Avant mon départ pour le Cambodge, le député américain Richard McCormick (Républicain de Géorgie) m’a assuré que les 18 soldats emprisonnés « rentreraient bientôt ». D’autres sources à Washington évoquent la possibilité d’indemnités versées par la Thaïlande aux Cambodgiens expulsés, objet potentiel de discussions à huis clos.
Le sort de ces soldats cambodgiens détenus en Thaïlande préoccupe jusqu’à Phnom Penh, la capitale.
« Je voudrais demander à la communauté internationale d’intervenir au moins pour permettre le retour de nos soldats », m’a confié un lycéen cambodgien de 14 ans, scolarisé dans un établissement international de renom. Son frère de 11 ans, dit que cela lui « fait peur », tandis que sa sœur de 13 ans se dit « troublée » par les événements.
Ces mots résument le sentiment d’une majorité de Cambodgiens aujourd’hui, amplifié par les répercussions économiques dans chaque pays. Si rien n’est fait, l’impact pourrait s’élargir à d’autres nations.
La Thaïlande risque des pertes de plusieurs milliards de bahts du fait du commerce frontalier perturbé, d’une chute de 90 % du tourisme dans des zones comme Koh Chang, et des pénuries de main-d’œuvre après le départ massif de travailleurs cambodgiens.
Le Cambodge fait face à une contraction prévue de plus de 3 % de son PIB, à l’effondrement du tourisme à Angkor et à l’afflux de travailleurs de retour de Thaïlande, avec un effet domino sur les envois de fonds.
Près de 200.000 personnes ont été déplacées des zones frontalières cambodgiennes, perturbant l’agriculture, augmentant le nombre de défauts de paiements (comme le prêt de Mliss), sapant la confiance des investisseurs, ralentissant les projets d’infrastructures et menaçant à la fois l’intégration économique de l’ASEAN et les finances publiques, avec un probable report de crédits sur la défense.
L’autoroute japonaise reliant le nord du Cambodge à Phnom Penh reste quasi vide depuis la fermeture de la frontière.
Poi Pet, ville animée du nord du Cambodge généralement remplie de visiteurs thaïlandais, ressemble aujourd’hui à une cité-fantôme. Les hôtels sont déserts à l’exception de rares touristes chinois. Cambodge et Thaïlande se sont jusqu’ici abstenus de lancer des boycotts commerciaux, mais tant que le conflit se prolongera, ce risque devient réel.
Ce contrecoup pourrait rapidement s’étendre au-delà des frontières et peser sur les chaînes d’approvisionnement mondiales.
Mais la couverture médiatique et l’action politique restent minimes, à l’exception du cessez-le-feu négocié l’été dernier par Donald Trump. Ce silence est ce qu’il y a de plus frustrant, confie M. Sarak.
À ses yeux, de tous les conflits pour lesquels le Président américain revendique un rôle de médiateur, c’est ici que sa capacité à tenir ses engagements risque le plus d’être éprouvée. Beaucoup de Cambodgiens estiment qu’il est le seul à pouvoir permettre un accord durable.
« Si tout le monde comprend que le Cambodge veut la paix, que le Cambodge veut la réouverture des frontières, et si la communauté internationale s’y engage, ce sera un premier pas positif », conclut M. Sarak.
« C’est une crise, mais cela pourrait devenir une opportunité de régler la question par la voie internationale. C’est ce que souhaite le Cambodge. »
« Les Thaïlandais sont nos frères. Nous voulons partager le monde avec eux, pas nous battre ainsi. Cela ne profite à personne. »

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

Michael Barry Alfaro est un ancien marine américain et journaliste. Ses reportages sur le terrain ont attiré l'attention du monde entier et ont été publiés dans des médias tels que le Wall Street Journal, le Washington Post et le Daily Mail britannique. Reconnu comme l'un des meilleurs consultants politiques et collecteurs de fonds des États-Unis, M. Alfaro a levé des millions de dollars pour Newsmax et a été consultant politique du président Donald J. Trump. Il dirige un cabinet de lobbying spécialisé dans l'Asie du Sud-Est, le Moyen-Orient et Israël. Les efforts humanitaires de M. Alfaro comprennent la collecte de fonds pour l'évacuation des réfugiés afghans et la coordination des réponses aux crises en Ukraine, en Israël et en Asie du Sud-Est. Son intérêt récent pour le Cambodge a attiré l'attention du monde entier sur le conflit frontalier.

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