Décès à 106 ans de Rosa Roisinblit, militante infatigable pour retrouver les enfants volés sous la dictature

Figure emblématique des Grands-Mères de la place de Mai et symbole de la résistance à l'oubli, Rosa Tarlovsky de Roisinblit est décédée le 6 septembre à Buenos Aires à l'âge de 106 ans, laissant un héritage indélébile dans la quête de vérité et de justice.
Photo: : JUAN MABROMATA/AFP via Getty Images
Figure emblématique des Grands-Mères de la place de Mai et symbole de la résistance à l’oubli, Rosa Tarlovsky de Roisinblit est décédée le 6 septembre à Buenos Aires à l’âge de 106 ans, emportant avec elle un pan de l’histoire argentine mais laissant un héritage indélébile dans la quête de vérité et de justice. Sa disparition survient dans un contexte politique tendu où la mémoire de la dictature fait l’objet de débats renouvelés sous la présidence de Javier Milei.
Une vie bouleversée par la terreur d’État
Née le 15 août 1919 à Moisés Ville, un village d’immigrants juifs dans le centre-est de l’Argentine, Rosa Roisinblit exerçait comme obstétricienne quand sa vie bascula dramatiquement le 6 octobre 1978. Ce jour-là, sa fille Patricia Roisinblit et son gendre José Pérez Rojo, tous deux militants de l’organisation armée péroniste Montoneros en lutte contre la junte militaire, furent enlevés par les forces de sécurité.
Leur fille Mariana, âgée de seulement 15 mois, fut rendue à sa famille et sera élevée par Rosa, sa grand-mère. Mais Patricia, enceinte de huit mois, connut un sort tragique : transférée au centre de détention et de torture clandestin de l’École de mécanique de la marine de Buenos Aires (ESMA), elle donna naissance dans une cave avant que son bébé lui soit arraché quelques jours plus tard.
Patricia Roisinblit et José Pérez Rojo rejoignirent ainsi les rangs des quelque 30.000 « Disparus » enlevés de façon extrajudiciaire sous la dictature militaire (1976-1983), assassinés sans que leurs corps ne soient jamais retrouvés. Cette tragédie personnelle transforma Rosa en une militante infatigable de la mémoire et de la justice.
Une grand-mère devenue symbole de résistance
« Les Grands-Mères de la place de Mai font leurs adieux avec tristesse à leur très chère compagne Rosa Tarlovsky de Roisinblit, vice-présidente des Grands-Mères de la place de Mai jusqu’en 2021, date à laquelle, en raison de son âge avancé, elle est devenue présidente d’honneur de l’institution », a annoncé l’organisation sur son site officiel.
Rosa Roisinblit fut l’une des cofondatrices de cette association emblématique qui emboîta le pas aux Mères de la place de mai, lesquelles dès 1977 manifestaient pour retrouver leurs enfants enlevés. Leur combat visait spécifiquement à retrouver les petits-enfants nés en captivité ou kidnappés avec leurs parents et placés auprès de proches du régime dans le cadre du plan systématique d’appropriation d’enfants orchestré par la dictature.
Plus de vingt ans après l’enlèvement de sa fille, en 2000, grâce au travail opiniâtre des Grands-Mères dont elle était devenue une figure tutélaire, Rosa put enfin retrouver son petit-fils Guillermo Roisinblit. Il fut l’un des 140 enfants identifiés et retrouvés par l’organisation, un chiffre qui témoigne à la fois de l’efficacité de leur méthode et de l’ampleur du crime systématique perpétré par la junte.
La justice, enfin
Cette même année 2000, trois militaires responsables de l’enlèvement de son petit-fils furent condamnés à des peines allant de 12 à 25 ans de prison. Rosa et ses deux petits-enfants, Mariana et Guillermo, assistèrent à ce procès historique qui marquait une étape cruciale dans la quête de justice après des décennies d’impunité.
Mais le combat de Rosa Roisinblit ne s’arrêta pas là. « La douleur est toujours là, cette blessure ne guérit jamais… Mais dire que j’arrête ? Non, je n’arrêterai jamais », avait-elle déclaré dans une interview à l’AFP en 2016, à l’âge de 97 ans, incarnant cette détermination inébranlable qui caractérisait les Grands-Mères.
En septembre 2016, à l’âge de 97 ans, elle eut la satisfaction d’assister à la condamnation de trois autres militaires jugés pour la disparition de sa fille Patricia, 38 ans après les faits. « Je vois que la justice tarde mais arrive », avait-elle alors déclaré, résumant en quelques mots des décennies de lutte acharnée.
Un combat loin d’être terminé
Selon l’association Abuelas de Plaza de Mayo, il reste encore environ 300 petits-enfants nés en captivité ou kidnappés avec leurs parents à retrouver. Ce chiffre rappelle l’ampleur du travail qui reste à accomplir et souligne l’importance du legs de Rosa Roisinblit pour les générations futures de militants des droits de l’homme.
« Nous nous battons, mais les héros sont nos enfants qui se sont dressés contre une dictature féroce et ont donné leur vie pour un pays meilleur », avait ajouté Rosa Roisinblit lors de son interview à l’AFP, révélant sa conception de l’héroïsme et son respect indéfectible pour le sacrifice de sa fille.
Mariana, sa petite-fille qu’elle avait élevée, a rendu un hommage émouvant sur les réseaux sociaux samedi, postant une photo où elle et sa grand-mère se regardent dans les yeux en riant. « Pour moi, tu es éternelle », a-t-elle écrit, témoignant de la transmission réussie de cette mémoire familiale et collective.
Un héritage menacé par les nouveaux vents politiques
La disparition de Rosa Roisinblit intervient dans un contexte politique particulièrement délicat pour la préservation de la mémoire de la dictature en Argentine. Le 24 mars dernier, alors que des dizaines de milliers de personnes manifestaient à Buenos Aires pour commémorer le 49e anniversaire du coup d’État militaire de 1976, le gouvernement de Javier Milei annonçait la déclassification des archives du renseignement portant sur la dictature.
Si cette mesure fut présentée comme un geste de transparence, de nombreux manifestants dénoncèrent « le négationnisme du gouvernement » ultralibéral. Les politiques d’austérité de Milei ont conduit à la suppression de dizaines d’emplois au sein du secrétariat des Droits de l’Homme et dans les lieux de mémoire ayant servi de prisons et de centres de torture sous la dictature.
Le président argentin a également dissous par décret plusieurs entités travaillant avec les Grands-mères de la place de Mai, suscitant l’inquiétude des organisations de défense des droits de l’homme qui y voient une tentative d' »effacer l’histoire » de cette période sombre.
L’Argentine face aux défis de la mémoire
L’Argentine a perdu plus de 40 places dans le classement de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse depuis l’arrivée de Milei au pouvoir, passant de la 40e place en 2023 à la 87e en 2025. Cette dégradation s’inscrit dans ce que plusieurs observateurs décrivent comme un « glissement autoritaire » du gouvernement argentin.
La disparition de Rosa Roisinblit rappelle l’urgence de préserver la mémoire des crimes de la dictature face à ces nouveaux défis politiques. Son parcours exceptionnel, de l’obstétricienne de Moisés Ville à l’icône internationale de la lutte pour les droits de l’homme, illustre la capacité de résistance de la société civile argentine face à l’oppression.
Un modèle pour l’humanité
Au-delà des frontières argentines, Rosa Roisinblit était devenue un symbole universel de la résistance des mères et des grand-mères face à la barbarie d’État. Son combat méticuleux, sa détermination face à l’adversité et sa foi inébranlable en la justice ont inspiré des mouvements similaires dans le monde entier.
Sa méthode, alliant rigueur scientifique (notamment l’utilisation des tests ADN) et mobilisation citoyenne, a révolutionné les techniques de recherche des disparus et constitué un modèle pour de nombreuses organisations internationales de défense des droits de l’homme.
À 106 ans, Rosa Roisinblit s’éteint en laissant derrière elle un héritage considérable : celui d’avoir transformé la douleur personnelle en force collective, le deuil impossible en quête de vérité, et la tragédie familiale en espoir pour l’humanité. Son exemple rappelle que face à l’injustice la plus absolue, la dignité humaine peut encore triompher par la persévérance et la solidarité.
Dans une Argentine traversée par de nouveaux débats sur son passé, la disparition de cette grande figure de la mémoire souligne plus que jamais l’importance de transmettre aux générations futures les leçons de cette période sombre, pour que jamais plus de telles atrocités ne puissent se reproduire.

Articles actuels de l’auteur









