La dépendance à l’intelligence artificielle menace les compétences humaines, alertent les experts — un parallèle avec l’éducation

Un salarié rentre des données sur un clavier d'ordinateur, Kirill Kudryavtsev/AFP via Getty Images
Nombreux sont les spécialistes de l’éducation qui nous mettent en garde contre les effets potentiellement négatifs de l’intégration de l’intelligence artificielle (IA) dans les salles de classe. L’effet le plus grave, selon eux, est que non seulement l’outil déshumanise l’apprentissage, mais il accélère également la saturation numérique des enfants.
L’IA, et en particulier l’IA générative (ou GenAI), peut entraver la pensée critique et les capacités de résolution de problèmes des élèves, disent-ils. Selon eux, les dommages causés par l’IA à l’apprentissage ne se limitent pas aux salles de classe. Un nombre croissant d’études montrent que les adultes au travail subissent eux aussi les conséquences de cette dépendance croissante. « Le problème général de l’atrophie humaine est aussi pertinent dans le monde du travail que dans les écoles », estime Joe Allen, expert en IA et auteur d’un ouvrage sur le sujet.
« Le but de l’intelligence artificielle devrait être d’élargir les possibilités d’un travailleur ou d’un élève. Elle est censée rendre leurs tâches plus efficaces, leur permettre de mobiliser davantage de ressources pour les accomplir ». Mais selon lui, ce n’est pas ce qui est en train de se passer.
Le “déchargement cognitif”
Le problème spécifique que pose l’usage de l’IA générative, expliquent les chercheurs, est ce qu’ils appellent le déchargement cognitif ou cognitive offloading, c’est-à-dire le fait de confier une partie de l’effort mental à un outil technologique. Lorsqu’il devient excessif, ce phénomène court-circuite les processus essentiels de la mémoire à long terme, qui sont le socle même de tout apprentissage.
Une étude d’avril 2025 menée par Microsoft et Carnegie Mellon University sur l’impact de l’IA sur la pensée critique a montré que, si l’IA générative peut en effet améliorer l’efficacité des travailleurs, elle peut aussi freiner leur engagement critique et conduire à une dépendance à long terme ainsi qu’à une perte d’autonomie dans la résolution de problèmes.
Joe Allen estime que ces conclusions confirment ce qui devrait être évident : si une personne ne réfléchit pas activement à quelque chose, son activité neurologique finit par s’atrophier .
Une étude récente du think tank britannique Social Market Foundation (SMF), rédigée par le chercheur Tom Richmond, a examiné la manière dont l’usage de l’IA générative favorise ce déchargement cognitif.
Tom Richmond, spécialiste des politiques éducatives, précise que le phénomène n’est pas forcément négatif, ni même propre à la technologie. Il prend l’exemple du fait de noter un numéro de téléphone plutôt que de le mémoriser, une forme de déchargement qui allège la charge mentale.
Mais, souligne-t-il, « les appareils numériques permettant de multiplier les occasions de déchargement cognitif, il est raisonnable de s’inquiéter des effets que cela aura sur l’acquisition des connaissances. »
Il explique que les recherches montrent que les adultes les plus compétents et expérimentés sont les moins exposés aux effets délétères de l’IA sur la mémoire et l’apprentissage. Pour autant, ils n’en sont pas totalement à l’abri : « Ils ne sont pas immunisés contre les déficits cognitifs que peuvent entraîner les outils d’IA générative. »
Nicholas Carr, qui a lui aussi écrit un ouvrage sur le sujet, rappelle que lorsque l’on automatise une tâche que l’on accomplissait auparavant soi-même, trois scénarios sont possibles : soit la compétence s’améliore, soit s’atrophie, soit elle stagne.
Le résultat dépend du niveau de maîtrise initial. Mais si l’entretien de cette compétence repose sur la répétition, alors l’automatisation peut menacer le talent même du praticien le plus aguerri, entraînant une perte de compétence progressive.
L’ère de l’IA au travail
Alors que la génération ayant grandi dans un monde enrichi par l’IA entre sur le marché du travail, les habitudes d’apprentissage superficielles acquises dès le plus jeune âge risquent d’avoir des conséquences durables.
Tom Richmond avertit que les jeunes apprenants et ceux qui manquent de confiance dans leurs propres capacités peuvent rapidement devenir dépendants de l’IA générative, qui devient alors une béquille dont ils ne peuvent plus se passer.
« Cela pourrait les empêcher d’obtenir un bon emploi, car ils n’auront pas acquis les habitudes d’apprentissage fondamentales ni la résilience nécessaires pour réussir dans de nouveaux environnements », explique-t-il.
Des recherches récentes mettent déjà en évidence un écart générationnel dans la pensée critique.
Le professeur Michael Gerlich, de la SBS Swiss Business School, a constaté dans une étude que l’usage fréquent d’outils d’IA est corrélé négativement avec les capacités de pensée critique, et le déchargement cognitif extrême y est pour beaucoup.
« Les jeunes participants se montraient plus dépendants des outils d’IA et obtenaient des scores de pensée critique plus faibles que les plus âgés », écrit-il.
Démotivation et perte de sens
Outre son effet sur les compétences, l’usage massif de l’IA au travail suscite des inquiétudes quant à la motivation et au lien au travail. « L’IA prive les jeunes — ou tout nouveau venu dans un domaine — des tâches modestes mais formatrices qui motivent à progresser et à gagner en compétence », observe Joe Allen.
Tom Richmond précise que les employeurs sont désormais confrontés à un défi majeur. D’un côté, l’IA permet aux employés de terminer plus vite leurs tâches, ce qui semble augmenter la productivité à court terme. Mais de l’autre, plus ils utilisent cet outil, plus ils risquent de fragiliser leur apprentissage et leur mémoire, devenant ainsi moins autonomes et moins compétents à long terme.
Toute la jeune génération ne sera pas affectée de la même façon.
Joe Allen souligne que de nombreuses écoles et universités de par le monde reviennent à des méthodes “à l’ancienne”, et font le choix d’une surveillance rapprochée des étudiants pour éviter qu’ils ne “déchargent” leur esprit sur les machines.
Il cite aussi les établissements qui interdisent les téléphones portables, estimant que leurs élèves s’en sortiront mieux que ceux des écoles où l’accès aux appareils numériques et à l’IA reste incontrôlé.
« Le problème de l’atrophie humaine, surtout chez les jeunes générations, va être immense, mais tout le monde ne sera pas logé à la même enseigne », conclut Joe Allen.

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