Opinion
Farine française : plombée par la mondialisation, enterrée par l’Europe

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Photo: Finnbarr Webster/Getty Images
La France, qui fut longtemps la référence mondiale en matière de meunerie et d’exportation de farine, traverse une crise historique sans précédent. En l’espace de trois décennies, l’Hexagone est passé du statut enviable de premier exportateur mondial de farine à celui d’importateur net.
Cette transformation radicale révèle les mutations profondes d’un secteur autrefois fleuron de l’industrie agroalimentaire française, soumis aujourd’hui à la concurrence des marchés mondiaux, ne respectant pas les mêmes critères sociaux, administratifs et environnementaux.
L’âge d’or de la meunerie française
Pendant des décennies, la France a dominé le marché mondial de la farine. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 1995, l’Hexagone exportait 1,6 million de tonnes de farine, plaçant le pays au premier rang des exportateurs mondiaux. Cette position de leader s’appuyait sur plusieurs atouts majeurs : la qualité exceptionnelle des blés français, un savoir-faire meunier reconnu internationalement, et un réseau de distribution bien implanté sur tous les continents.
La réputation de la farine française reposait notamment sur la qualité de ses blés panifiables. Cette excellence était le fruit d’un terroir privilégié, de techniques culturales maîtrisées et d’un climat favorable. Les meuniers français avaient su capitaliser sur cette matière première d’exception pour développer une gamme de farines répondant aux exigences les plus pointues de la boulangerie artisanale et industrielle mondiale.
L’industrie meunière française s’était structurée autour d’entreprises de différentes tailles : 4 entreprises nationales, 14 multirégionales, 51 régionales et plus de cent PME locales. Cette diversité permettait de répondre à l’ensemble des besoins du marché, depuis les commandes industrielles de grande envergure jusqu’aux demandes spécialisées de niches.
Le grand basculement des années 2000
Le tournant s’amorce au début des années 2000, mais c’est véritablement à partir de 2010 que la tendance s’accélère de manière dramatique. Les exportations françaises de farine entament une chute libre qui ne s’arrêtera plus. De 1,6 million de tonnes exportées en 1995, la France n’en exporte plus que 214.000 tonnes en 2024, soit une chute vertigineuse de 90 % en 30 ans.
Parallèlement, les importations explosent littéralement. Après avoir stagné pendant des années autour de 100.000 à 150.000 tonnes annuelles, elles atteignent 270.000 tonnes en 2022, puis un record historique de 400.000 tonnes en 2024. Ces importations représentent désormais près de 10 % des besoins nationaux français, un seuil psychologique important dans un pays qui s’enorgueillissait de son autosuffisance meunière.
Le déficit commercial de la farine française devient ainsi « historique », selon l’Association Nationale de la Meunerie Française (ANMF). Pour la première fois de son histoire moderne, la France importe plus de farine qu’elle n’en exporte, marquant symboliquement la fin d’une époque.
L’Europe, laboratoire du libre-échange tous azimuts
Depuis le traité de Rome, l’Union européenne s’est érigée en chantre du libre-échange, considérant que l’ouverture des marchés constitue par essence un facteur de progrès et de prospérité.
Cette idéologie s’est traduite concrètement par une multiplication des accords de libre-échange. L’Union européenne a conclu des accords de libre-échange avec des dizaines de partenaires économiques, créant un vaste espace de concurrence où les produits européens se retrouvent en compétition directe avec des productions issues de pays aux standards sociaux, environnementaux et fiscaux différents.
La meunerie française illustre parfaitement cette contradiction. Secteur traditionnellement performant, elle s’est trouvée exposée sans protection à une concurrence internationale asymétrique, où les règles du jeu varient considérablement selon les pays. Pendant que la France applique scrupuleusement les normes européennes, ses concurrents bénéficient souvent de réglementations plus souples et de coûts de production bien inférieurs.
La mondialisation, machine à détruire les spécificités nationales
Le contexte global de mondialisation auquel l’Union européenne se trouve de plus en plus intégrée a créé un environnement où seule compte la compétitivité-prix, au détriment de toute autre considération. Cette logique implacable ne laisse aucune place aux spécificités nationales, au savoir-faire traditionnel ou aux exigences de qualité qui faisaient la force de la meunerie française.
La mondialisation a également bouleversé les chaînes d’approvisionnement. Les grands groupes de distribution, désormais organisés à l’échelle européenne voire mondiale, privilégient systématiquement les fournisseurs les moins chers, indépendamment de leur origine géographique. Cette course au prix le plus bas a transformé la farine en marchandise pure, effaçant progressivement les différenciations qualitatives qui constituaient l’avantage concurrentiel français. Cette dynamique destructrice touche d’ailleurs l’ensemble du secteur agroalimentaire européen.
Le dumping légalisé au cœur du système européen
L’Union européenne dispose pourtant d’instruments théoriques pour lutter contre la concurrence déloyale. L’UE considère qu’un produit fait l’objet d’un dumping lorsque son prix à l’exportation vers l’UE est inférieur à celui d’un même produit dans le pays exportateur. Ces mécanismes antidumping, censés protéger les producteurs européens, restent largement inefficaces dans la pratique.
Plusieurs facteurs expliquent cette inefficacité. D’abord, le principe du dumping commercial (vente à perte en dessous du prix de revient) est interdit par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), mais les procédures pour le prouver sont complexes, longues et coûteuses. Les entreprises françaises de meunerie, souvent de taille modeste, n’ont ni les ressources ni l’expertise juridique pour engager de telles procédures.
Ensuite, la notion même de « coût de production normal » devient floue dans un monde où les standards sociaux et environnementaux varient considérablement. Comment comparer le coût de production d’une farine allemande, produite avec une main-d’œuvre aux conditions sociales dégradées par les réformes Hartz, et celui d’une farine française soumise aux 35 heures et aux charges sociales hexagonales ?
Cette situation crée un dumping social et environnemental parfaitement légal. La poursuite de la libéralisation des échanges commerciaux amplifie ce phénomène, créant une concurrence déloyale structurelle que les instruments européens ne parviennent pas à corriger.
L’Allemagne, profiteur du système qu’elle a contribué à créer
L’Allemagne constitue l’exemple parfait de la façon dont certains pays européens ont su tirer profit du système de libre-échange intra-européen au détriment de leurs partenaires. Grâce aux réformes Hartz du début des années 2000, Berlin a délibérément cassé son modèle social pour gagner en compétitivité, créant un avantage concurrentiel artificiel vis-à-vis de ses partenaires européens.
Cette stratégie, officiellement interdite par les traités européens, n’a jamais été sanctionnée par Bruxelles. Au contraire, elle a été présentée comme un modèle à suivre, obligeant les autres pays européens à s’engager dans une course vers le bas pour préserver leurs industries.
Dans le secteur de la meunerie, cette politique a porté ses fruits. Les entreprises allemandes, bénéficiant de coûts salariaux réduits et d’un appareil productif modernisé grâce aux subventions publiques, ont pu conquérir des parts de marché considérables sur leurs voisins européens, et notamment français.
L’Allemagne continue d’engranger des excédents commerciaux records avec ses partenaires européens, fragilisant leurs tissus industriels, sans que Bruxelles n’y trouve à redire. La meunerie française paye le prix de cette complaisance.
La France, victime de ses propres choix idéologiques
La France porte cependant une lourde responsabilité dans cette débâcle. Pays co-fondateur de l’Union européenne, elle a largement contribué à mettre en place ce système de libre-échange généralisé, croyant naïvement qu’elle en tirerait profit grâce à ses avantages comparatifs traditionnels.
Dans les années 1960-1970, la France était effectivement en position de force dans de nombreux secteurs, dont la meunerie. L’ouverture des frontières paraissait alors bénéfique, permettant aux entreprises françaises d’accéder à de nouveaux marchés.
Mais la mondialisation a bouleversé la donne. L’émergence de nouveaux concurrents, l’évolution des technologies, la transformation des chaînes de valeur ont progressivement érodé les avantages français sans que Paris n’adapte sa stratégie en conséquence.
Pire, la France a souvent été plus royaliste que le roi en matière de libre-échange. Alors que d’autres pays européens n’hésitaient pas à protéger discrètement leurs industries stratégiques par diverses mesures non-tarifaires, la France s’est enfermée dans un légalisme strict qui l’a désarmée face à des concurrents moins scrupuleux.
L’aveuglement face aux stratégies mondialistes
L’Union européenne reste remarquablement aveugle aux stratégies néo-mercantilistes de ses partenaires commerciaux. Pendant que Bruxelles prône la réciprocité et la loyauté commerciale, ses principaux concurrents développent des politiques industrielles sophistiquées pour conquérir les marchés européens.
Ces stratégies prennent diverses formes : subventions déguisées, dumping monétaire, normes techniques discriminatoires, préférences accordées aux entreprises nationales dans les marchés publics. Autant de pratiques que l’Union européenne dénonce mollement tout en continuant d’ouvrir grand ses marchés.
Dans le secteur de la meunerie, cette naïveté a des conséquences désastreuses. Les concurrents de la France bénéficient souvent de soutiens publics directs ou indirects que les règles européennes interdisent aux entreprises françaises. Cette asymétrie crée une concurrence fondamentalement déloyale.
L’exemple le plus frappant concerne l’énergie. Alors que les entreprises françaises subissent des prix de l’électricité parmi les plus élevés d’Europe, leurs concurrentes allemandes profitent encore de tarifs préférentiels liés au charbon et au nucléaire.
Le coût social et territorial d’un libre-échange sans contrôle
Au-delà des statistiques commerciales, le déclin de la meunerie française a des conséquences humaines et territoriales considérables. Chaque fermeture d’usine, chaque perte de part de marché se traduit par des suppressions d’emplois et la fragilisation de bassins industriels souvent déjà en difficulté.
La destruction d’emplois industriels qualifiés au profit d’emplois de services moins bien rémunérés contribue à la désindustrialisation de la France et à l’appauvrissement de sa population active. Les anciens meuniers reconvertis dans la logistique ou la grande distribution y perdent en statut social et en perspective de carrière.
Cette paupérisation progressive de la classe moyenne industrielle nourrit les frustrations. Ironie de l’histoire, le libre-échange censé apporter la prospérité générale contribue finalement à déstabiliser les démocraties européennes.
Vers un protectionnisme assumé ?
Face à ce constat d’échec, certaines voix s’élèvent pour revendiquer un retour au protectionnisme.
Cette évolution paraît d’autant plus nécessaire que la réaction de l’Inde, décidant de protéger ses sept cents millions de paysans plutôt que de laisser conclure la négociation de Doha, en est une première manifestation. Les grands pays émergents n’hésitent plus à protéger leurs secteurs stratégiques, laissant l’Europe seule dans son dogmatisme libre-échangiste.
Un protectionnisme intelligent pourrait prendre plusieurs formes. D’abord, l’instauration de droits de douane modulés selon les conditions sociales et environnementales de production. Ensuite, le développement de préférences nationales ou européennes dans les marchés publics. Enfin, la mise en place de normes techniques exigeantes que seuls les producteurs respectueux des standards européens pourraient satisfaire.
Cette approche nécessiterait cependant un changement radical de paradigme à Bruxelles et à Paris. Il faudrait accepter que le libre-échange ne constitue pas une fin en soi mais un moyen au service d’objectifs politiques plus larges : maintien de l’emploi industriel, préservation des savoir-faire, cohésion territoriale, souveraineté alimentaire.
Le cas de la farine française illustre l’urgence d’un réveil stratégique de l’Europe face aux défis de la mondialisation.
Cette prise de conscience suppose d’abandonner l’illusion que les marchés s’autorégulent naturellement au profit de tous. La réalité démontre quotidiennement que la mondialisation débridée profite avant tout aux acteurs les plus puissants et les moins scrupuleux, au détriment des producteurs respectueux des règles sociales et environnementales.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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