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Opinion

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Elle a franchi la frontière pour ses enfants. Ils ont appris à haïr le pays qui les avait sauvés

Nous sommes témoins d’une dislocation culturelle qui s’accélère, à mesure que les familles n’ont plus le temps de transmettre leur héritage.

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Agents de la police des frontières surveillant les passages à Jacumba, Californie, le 10 janvier 2024.

Photo: John Fredricks/Epoch Times

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Durée de lecture: 9 Min.

Les prénoms mentionnés dans ce récit ont été modifiés afin de préserver la vie privée. Le reste des faits rapportés est authentique.
Certains récits sont essentiels parce qu’ils rappellent ce que nous risquons de perdre. Celui-ci ne traite ni de politique migratoire, ni de légalité, mais de ce qu’il advient d’une famille une fois arrivée en Amérique, et de la rapidité avec laquelle une culture peut éroder les valeurs qui fondent une vie.
Avant de rencontrer son mari, Esperanza avait eu une fille au Mexique avec un homme qui l’avait quittée. Elle a élevé cette enfant seule, animée d’une force discrète qui ne fait pas la une des journaux, mais forge des survivantes. Plus tard, elle a rencontré Luis, un homme pondéré, porté par une foi profonde et un sens inébranlable du travail. Ils se sont mariés et ont eu ensemble une fille, Graciela. Après sa naissance, ils ont mesuré les limites des perspectives au Mexique. Aussi assidu que fût leur labeur, il leur était impossible de progresser. Leur rêve dépassait l’horizon offert par leur terre natale.
Ainsi, Esperanza a pris la décision la plus difficile de son existence. Elle a laissé sa première fille — âgée de huit ans seulement — à sa mère au Mexique. Elle l’a embrassée, lui a promis de revenir, puis s’est arrachée une part d’elle-même afin d’offrir à sa benjamine un avenir. Elle n’est pas partie de gaieté de cœur, ni pour toujours. Des années plus tard, une fois que Luis et elle eurent atteint une stabilité professionnelle, acquis un toit, et entrevu une voie aux États-Unis, elle a fait venir sa fille. Mais l’adolescente était désormais assez grande pour décider seule — et elle a choisi de rester. Le sacrifice maternel avait créé l’opportunité ; le temps, la distance. Voilà vingt-quatre ans qu’Esperanza ne l’a pas serrée dans ses bras.
Avec la petite Graciela et Luis à ses côtés, elle a parcouru le long et périlleux chemin vers la frontière. Ils sont arrivés à Los Angeles munis pour seuls biens d’une détermination farouche. Chacun a cumulé deux emplois, économisé méthodiquement, vécu avec une discipline qui en aurait brisé plus d’un. Bientôt, ils ont acheté une maison. Luis a trouvé un employeur qui acceptait de les accompagner dans leur démarche de régularisation. Une seconde fille est née sur le sol américain : Trinita.
Selon tous les critères traditionnels, ils accomplissaient le rêve américain. Rien ne leur fut octroyé — ils le gagnèrent.
Mais tout a basculé. Graciela a subi un accident vaccinal qui l’a gardée hospitalisée près d’un an. Les soins constants étaient indispensables. Les factures médicales se sont avérées astronomiques. Le travail manqué signifiait perte de revenu. La procédure de régularisation s’est effondrée. Finalement, ils ont perdu leur maison.
La plupart auraient fléchi face à ces revers. Esperanza et Luis ont tenu.
Ils se sont installés dans un garage aménagé chez des amis et ont recommencé, s’acharnant pendant près de dix ans à rebâtir une seconde vie. Esperanza préparait des tamales dès six heures du matin, puis gardait des enfants jusqu’à tard le soir. Luis cumulait deux emplois dans des restaurants, sans repos. Ils acceptaient tout travail supplémentaire disponible.
Leur but demeurait inchangé : offrir une éducation à leurs filles.
Et ils ont réussi. Graciela a obtenu un master. Trinita a mené à terme quatre années d’études supérieures. Les parents ont assuré les frais de scolarité, de logement, et offert à chacune une voiture pour ses dix-huit ans.
Tout cela n’est pas affaire de chance, mais d’un empilement de sacrifices. De la foi vécue, non proclamée.
Pourtant, au fil de cette réussite, quelque chose a subtilement changé.
Cela n’a pas commencé par des disputes ou de la révolte. Le point de bascule s’est insinué dans les salles de classe, dans l’idéologie, dans les langages du ressentiment. Au fil des ans, les filles ont adopté une vision nouvelle — selon laquelle leur histoire n’était pas celle d’un accomplissement, mais d’une oppression. Ce pays qui leur offrait une chance les aurait au contraire blessées. Leur identité serait synonyme de souffrance. La victimisation, une puissance morale.
Un jour, j’ai demandé à Graciela : « Qu’est-ce qui s’interpose entre toi et ta mère ? Qu’est-ce que tu ne peux lui pardonner ? » Elle m’a confié que, pendant ses études, elle était revenue un soir : elle avait des idées suicidaires. Sa mère lui a pris les mains et répondu : « Pourquoi ? Assez. Ça suffit. »
À Graciela, cela a semblé froid et invalidant. À Esperanza — qui avait traversé une frontière, travaillé sans repos, perdu et reconstruit, laissé une enfant derrière elle puis appris que cette fille refusait de venir — cela voulait dire : « Tu es forte. Tu ne renonceras pas. Tu n’as pas fini. »
Deux cultures se sont heurtées dans une poignée de mots.
Plus tard, Trinita a occupé un stage rémunéré — une chance obtenue grâce aux contacts de sa mère — et s’est exprimée, passionnée, sur le racisme et l’oppression aux États-Unis. Je l’ai écoutée puis lui ai expliqué, avec douceur, une réalité jamais transmise : au Mexique, rares sont les jeunes femmes autochtones qui accèdent à l’université. La plupart vivent chez leurs parents jusqu’au mariage, souvent entre seize et dix-huit ans. La mobilité sociale est intrinsèquement liée à l’ascendance familiale. En 2018 — soit six ans avant cette conversation — la première femme autochtone a fait son apparition à la télévision nationale mexicaine : elle n’incarnait pas une profession ni un rôle de leader, mais celui de domestique.
Cette vie, jugée insatisfaisante et douloureuse par ces jeunes femmes, était inimaginable pour leurs aïeules.
Et soudain, la réalité m’a frappé : une seule génération suffit pour transformer le sacrifice en ressentiment, la résilience en fragilité, la gratitude en revendication.
Esperanza et Luis ont offert à leurs filles la chance, la sécurité, la stabilité, la dignité, l’éducation et l’espérance. Tout cela leur a coûté : l’effort physique, la précarité financière, la perte de leur première maison, du temps sacrifié, et celle d’une fille qu’Esperanza ne reverra sans doute jamais.
Mais leurs filles n’ont pas appris à se sentir privilégiées. Elles ont appris à se sentir lésées.
Ce récit n’est pas exceptionnel. Il ne concerne pas que les immigrés. Il se répète partout en Amérique. Nous éduquons une génération qui confond inconfort et traumatisme, effort et oppression, reconnaissance et faiblesse, et qui fait de la victimisation une identité.
Nous sommes témoins d’une transmission culturelle qui s’effrite plus vite que les familles ne peuvent la perpétuer.
Or il reste du temps pour poser les bonnes questions.
Que se passerait-il si Graciela et Trinita comprenaient le poids du sacrifice de leur mère ? Qu’est-ce qui changerait si elles reconnaissaient la différence entre l’injustice et les désagréments ? Quel genre de personnes deviendraient-elles si elles considéraient leur vie comme la réalisation d’un rêve, et non comme la preuve d’une oppression ?
Une génération consciente de sa force façonne un avenir habitable. Une génération instruite dans la conviction d’être blessée le détruit.
La véritable question n’est pas ce qui est arrivé à cette famille. Elle est de savoir si nous laisserons la même histoire s’enraciner dans la nôtre.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

Mollie Engelhart, agricultrice et éleveuse, est engagée dans la souveraineté alimentaire, la régénération des sols et l\'éducation à l\'agriculture familiale et à l\'autosuffisance.

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