« Contrôle de la population », « fichage socialiste »… La droite britannique déclare la guerre au projet d’identité numérique de Keir Starmer

Photo: HATIM KAGHAT/BELGA MAG/AFP via Getty Images
En annonçant le lancement d’une carte d’identité numérique appelée à devenir obligatoire d’ici 2029, Keir Starmer a rallumé une bataille culturelle que l’on aurait pu croire enterrée dans un pays où l’idée même d’une carte d’identité nationale reste, à droite, synonyme de surveillance étatique. De façon prévisible, l’écho de cette polémique dépasse la Manche, alors que l’Union européenne pousse elle aussi son portefeuille d’identité numérique.
La nouvelle a provoqué un tollé. Vendredi, le Premier ministre travailliste Keir Starmer a annoncé la création prochaine d’un titre d’identité numérique obligatoire, destiné aussi bien aux Britanniques qu’aux résidents étrangers. Entièrement dématérialisé et téléchargeable sur son téléphone, ce document est présenté par Downing Street, contre toute attente venant de la gauche, comme un outil pour lutter contre le travail illégal et l’immigration clandestine. Il « rendra le travail illégal plus difficile dans le pays », a assuré le chef du gouvernement.
Autant dire que l’argument peine à convaincre l’opposition : « L’Allemagne a adopté ce type de carte, cela n’a fait aucune différence. Pas plus que ça n’en fera ici », a aussitôt réfuté Nigel Farage, affirmant que l’identité numérique n’est, en réalité, rien d’autre qu’« un moyen de contrôle de la population ». Cinglant, le chef du parti Reform UK a dénoncé un instrument de surveillance qui permettra aux autorités de suivre « ce que nous faisons, ce que nous dépensons et où nous nous déplaçons » dans une logique rappelant celle du pass sanitaire lors de la crise du Covid-19.
La cheffe de l’opposition conservatrice Kemi Badenoch est, elle aussi, montée au créneau. Dans un message publié sur X, elle a promis que les Tories « s’opposeront à toute tentative d’imposer une carte d’identité obligatoire aux citoyens honnêtes ». Et de souligner qu’aucun système « ne doit priver ceux qui choisissent de ne pas l’utiliser de leurs droits de citoyenneté ».
Au-delà de la lutte contre l’immigration illégale, Keir Starmer présente également cet outil comme un moyen pour les Britanniques de « prouver leur identité pour accéder rapidement à des services essentiels ». Pour l’heure, il ne s’agirait toutefois que d’une simple « possibilité », et non d’une obligation.
Dans la foulée de l’annonce du Premier ministre, une pétition intitulée « N’introduisez pas d’identité numérique » a été mise en ligne sur le site du Parlement britannique. En un peu plus de 24 heures, elle avait déjà recueilli plus de deux millions de signatures.
Un vieux serpent de mer politique
Sans surprise, le mouvement de contestation est d’autant plus vif que le Royaume-Uni n’a jamais connu de carte d’identité nationale. Pour prouver son âge dans un pub ou accéder à un stade, un permis de conduire ou un passeport suffit.
Toutefois, l’idée d’instaurer une telle pièce n’est pas nouvelle. Elle avait déjà ressurgi dans le sillage des attentats du 11 septembre 2001, sous le gouvernement travailliste de Tony Blair. Une loi instaurant une carte d’identité avait même été votée en 2006, malgré de vives polémiques : ses opposants dénonçaient là aussi un « fichage socialiste » ou encore une « carte prussienne », contraire à l’esprit britannique. Le texte fut finalement abrogé en 2011, avec l’arrivée au pouvoir du conservateur David Cameron.
Mais le 24 septembre dernier, l’institut Tony Blair a ravivé le débat en recommandant l’instauration d’une carte d’identité numérique et, deux jours plus tard, Keir Starmer annonçait justement sa mise en place. De quoi faire naître des soupçons : dans un billet publié par le Spectator et intitulé « Les identités numériques sont un cauchemar sorti de l’imagination de Tony Blair », le journaliste Ross Clark s’est publiquement demandé si l’ancien Premier ministre travailliste n’y était pas pour quelque chose.
« Un projet farfelu du Labour »
Toujours bien actif dans le débat public, Boris Johnson n’a pas manqué de se rappeler au bon souvenir de cette controverse. Dans une tribune au Daily Mail, l’ex-Premier ministre, fidèle à son style, a repris ses mêmes diatribes d’antan, vingt ans plus tôt : « Non, non, non, mille fois non. Je ne porterai pas de carte d’identité », a-t-il martelé, avant de dénoncer, à son tour, « un projet farfelu du Labour visant à contrôler la population britannique ».
Pour l’ex-chef du gouvernement britannique, qui n’hésite pas à demander si Keir Starmer « a perdu la tête », la mesure serait « extrêmement coûteuse, inutile et anti-britannique, puisqu’elle détruit la liberté individuelle ». Usant de son humour caractéristique, il s’interroge : « Veulent-ils sérieusement que je transforme mon bel iPhone en une sorte de Gauleiter numérique du gouvernement, surveillant chacun de mes déplacements, enregistrant mes conversations et fronçant les sourcils devant mes emplettes de fromage et de vin ? »
Boris Johnson a par ailleurs, lui aussi, balayé l’argument sécuritaire d’un gouvernement régulièrement accusé par ses détracteurs de ne pas procéder à suffisamment d’expulsions. Selon lui, la législation actuelle suffit pour lutter contre le travail clandestin : les employeurs sont déjà tenus de vérifier le droit au travail de leurs salariés sous peine d’amendes pouvant atteindre 60.000 livres. Passeport, visa ou numéro de sécurité sociale permettent de remplir cette obligation.
Et de prévenir : « Quoi qu’on vous dise aujourd’hui, ce système sera vulnérable aux attaques », mettant en garde contre le risque de cyberattaques massives et d’atteintes à la vie privée.
Le talon d’Achille numérique
Interrogés par le Daily Mail, plusieurs experts en cybersécurité alertent sur la fragilité d’un tel dispositif. Pour Andrew Orlowski, centraliser toutes les données des citoyens dans un système unique exposerait la Grande-Bretagne à une « cyberattaque d’une ampleur sans précédent », qu’elle vienne d’un État hostile ou d’une organisation criminelle.
« Imaginez que toutes les prestations sociales, y compris les retraites, soient gelées, que les passeports deviennent inutilisables et que des fonctions vitales des entreprises soient paralysées. Tant que ces services ne pourraient être rétablis qu’après que Downing Street a cédé aux exigences des pirates, le Royaume-Uni pourrait littéralement être retenu en otage pour des milliards de livres sterling. »
Jake Moore, conseiller en sécurité pour l’éditeur ESET, abonde dans ce sens : une telle base de données « attirerait les pirates comme des papillons de nuit vers une flamme ».
Quand Londres fait écho à Bruxelles
Cette annonce outre-Manche a trouvé un écho immédiat en France. Car le projet d’identité numérique ne concerne pas seulement le Royaume-Uni : il s’inscrit dans une dynamique européenne que ses détracteurs n’hésitent pas à comparer, sur les réseaux sociaux, à un futur « crédit social à la chinoise ».
En vertu du règlement européen eIDAS (Electronic Identification and Trust Services, en français « identité numérique et services de confiance »), tous les États membres devront proposer à leurs citoyens un portefeuille d’identité numérique d’ici à novembre 2026. Et, à partir de novembre 2027, les grandes entreprises et plateformes visées par le Digital Services Act (DSA) auront l’obligation d’accepter ce portefeuille comme mode de vérification d’identité.
Comme le souligne l’institut Xerfi, ce dispositif pourrait « redéfinir l’accès aux services publics et privés ». Officiellement limité à la simple vérification d’identité, il nourrit cependant des soupçons, beaucoup y voyant un stratagème visant à instaurer subrepticement, un après l’autre, une société de contrôle.
Dans le même esprit et toujours dans le cadre du DSA, la Commission européenne a annoncé, le 14 juillet dernier, le lancement d’un prototype d’application de vérification de l’âge. Banques et administrations pourraient être mises à contribution pour garantir cette vérification, dont l’objectif affiché est de protéger les mineurs.
Une initiative saluée en fanfare dans la foulée par Emmanuel Macron, qui, début juin, avait exprimé sa volonté d’interdire l’accès aux réseaux sociaux aux moins de 15 ans « d’ici quelques mois » si cela ne se faisait pas à l’échelon européen.
Mais la perspective inquiète : en France comme ailleurs dans l’Union, une identification numérique généralisée à l’ensemble de la population deviendrait nécessaire pour accéder aux plateformes. Une mesure dénoncée jusque par Elon Musk : « La vérification de l’âge est le cheval de Troie de la censure d’État », a-t-il écrit sur X.
Et les usages pourraient rapidement s’élargir. Une telle application pourrait servir à d’autres contextes d’utilisation, comme l’achat d’alcool, relève Le Point. Pour les défenseurs des libertés publiques, le danger est évident : sous couvert de prétextes légitimes, il s’agirait, explique le journaliste Michael Shellenberger, de « centraliser les données au moyen d’identités numériques, reliant entre elles les informations issues des réseaux sociaux, de la vaccination et du secteur bancaire, afin de permettre un contrôle accru par l’État ». Et de prévenir : « Le projet d’identité numérique du gouvernement Starmer devrait sonner comme un signal d’alarme pour nous tous. »

Etienne Fauchaire est un journaliste d'Epoch Times basé à Paris, spécialisé dans la politique française et les relations franco-américaines.
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