Opinion
Ascension, déclin et disparition de Carrefour Chine
Cette année a marqué la fin symbolique de la présence de Carrefour en Chine après trois décennies.

Des clients sortent d’un magasin Carrefour à Pékin, le 27 janvier 2011.
Photo: Frederic J. Brown/AFP/Getty Images
En septembre, Suning International, grand conglomérat chinois de la distribution, a cédé les participations de 12 filiales de Carrefour Chine pour seulement 1 yuan (0,14 $) chacune. En juin, Suning avait déjà procédé de la même manière pour se défaire de quatre autres filiales, dans le cadre d’un effort plus large de désendettement, de liquidation d’actifs via des agences spécialisées et d’allègement des tensions financières en assainissant son bilan.
Cette cession a suivi un accord conclu en août entre Suning et la maison mère européenne de Carrefour Chine pour régler des litiges de longue date portant sur la détention de parts et la propriété intellectuelle. Suning a accepté de verser 220 millions de yuans (31 millions de dollars) pour finaliser la prise de contrôle et obtenir le contrôle total de Carrefour Chine. Aux termes de cet accord, l’enseigne et les marques Carrefour disparaîtront bientôt des devantures chinoises. Une marque autrefois synonyme d’affluence le week‑end et d’achats familiaux à prix abordables s’est ainsi éteinte en Chine.
Cet article examine les causes profondes de l’effondrement des géants historiques de la distribution et la manière dont l’évolution fulgurante du paysage chinois du commerce de détail a porté un coup structurel à tout le secteur, offrant un cas d’école.
Un champion de la distribution
Arrivé en Chine en 1995, Carrefour a inauguré une nouvelle expérience d’achat : des hypermarchés en libre‑service, « tout sous le même toit », proposant une vaste gamme de produits à des prix compétitifs. L’enseigne est rapidement devenue une puissance du retail.
À son apogée, en 2008, Carrefour exploitait plus de 300 magasins à travers la Chine. Il servait des centaines de millions de clients et figurait parmi les premières chaînes du pays. Pendant un temps, la visite chez Carrefour était un rituel du week‑end pour de nombreux ménages urbains.
Un long déclin
Pourtant, à la fin des années 2000, les fissures sont apparues. Des concurrents comme RT‑Mart, Walmart, puis Yonghui Superstores ont mené des expansions agressives, tout en renforçant leurs réseaux d’achats et de logistique.
Carrefour Chine, à l’inverse, s’est trop appuyé sur les « marges arrière », faisant payer aux fournisseurs le référencement en rayon plutôt que d’investir dans l’efficacité de la chaîne d’approvisionnement. Quand la fréquentation a ralenti, ce modèle s’est délité. Les fournisseurs ont été pressurés, l’offre s’est dégradée et les rayons se sont retrouvés trop souvent à moitié vides.
Les tentatives de réforme sont venues trop tard. Une forte centralisation du management a affaibli l’autonomie des directeurs de magasin, ralentissant la réponse aux spécificités locales. Parallèlement, Carrefour Chine n’a pas su s’adapter à l’évolution rapide des comportements d’achat. Ses incursions dans la proximité et les clubs‑entrepôts sur abonnement ont manqué de cap stratégique et de compétitivité‑prix.
Le sauvetage ambitieux de Suning — puis l’effondrement
En 2019, Suning a acquis la majorité de Carrefour Chine avec de grandes ambitions : intégrer le réseau « grande consommation » de Carrefour à son écosystème d’électronique et de e‑commerce. Suning annonçait alors vouloir dépasser Walmart en cinq ans.
Des clients font leurs achats dans un supermarché Walmart à Chongqing, en Chine, le 25 octobre 2011. (ChinaFotoPress/Getty Images)
Mais Suning a vite affronté sa propre crise financière. À mesure que les pertes se creusaient, les magasins Carrefour Chine ont figuré parmi les premières activités sacrifiées. Entre 2021 et 2024, les hypermarchés Carrefour ont disparu à vive allure des grandes métropoles, dont Pékin, Shanghai, Canton et Shenzhen. La chaîne tentaculaire s’est réduite à une poignée d’emplacements, avant de frôler l’extinction.
Le déclin de Carrefour Chine n’est pas un cas isolé : il reflète les difficultés structurelles des supermarchés et hypermarchés traditionnels dans tout le pays.
Yonghui Superstores, important distributeur qui avait un temps dépassé Carrefour Chine, a lui aussi été rattrapé par la crise. Au premier semestre 2025, l’enseigne a annoncé un chiffre d’affaires d’environ 29,95 milliards de yuans (4,2 milliards de dollars), en recul de 20,73 % sur un an, et une perte nette de 241 millions de yuans (33,8 millions de dollars). Hors éléments non récurrents, la perte nette a atteint 802 millions de yuans (112,6 millions de dollars). L’entreprise a par ailleurs fermé 227 magasins non rentables.
Les hypermarchés traditionnels à la peine
À l’échelle du pays, au moins 782 supermarchés ont fermé en 2024, et six enseignes supplémentaires ont cessé toute activité, selon le portail d’information Sina. Le recul des hypermarchés traditionnels s’explique principalement par deux facteurs.
Des habitudes de consommation bouleversées
Hier, les consommateurs chinois prenaient la voiture pour faire des stocks de riz, pâtes, huile ou boissons — un réflexe d’« approvisionnement » massif qui a porté l’essor des hypermarchés. Désormais, avec l’accélération des rythmes urbains, la montée en puissance des achats en ligne et l’évolution des modes de vie des classes moyennes, les clients recherchent des expériences d’achat instantanées, qualitatives et immersives. Les magasins physiques ne servent plus seulement à acheter : ils deviennent des points d’entrée de trafic et des espaces expérientiels.
Les acheteurs attendent plus que des produits : dégustations, démonstrations culinaires, ambiance conviviale avec coffee corners et activités pour enfants. Passer une heure ou deux à gérer circulation, stationnement et longues files en caisse est devenu un vrai repoussoir. Les familles aisées exigent des gammes premium et des expériences immersives — à l’image de Freshippo (Hema) d’Alibaba, qui propose cuisine en direct, restauration sur place et livraison rapide, transformant l’achat en art de vivre. À l’inverse, les supermarchés traditionnels, avec leurs rayons encombrés, leur éclairage approximatif et leurs mises en scène peu inspirantes, peinent à répondre aux attentes contemporaines de confort, de sociabilité et d’engagement.
Les jeunes privilégient aujourd’hui les commerces de proximité ou les services de livraison instantanée, comme « Flash Buy » de Meituan, JD Now de JD.com, ou la « livraison en 30 minutes » de Freshippo.
Dans le même temps, le ralentissement économique, la faiblesse du marché immobilier, le chômage élevé et des revenus atones ont sapé la confiance des classes moyennes. La sortie hebdomadaire au supermarché pour « faire le plein » cède la place à une logique pragmatique : n’acheter que le nécessaire, au fur et à mesure. De quoi rogner encore les revenus des hypermarchés.
Par ailleurs, loyers élevés, stocks lourds et coûts salariaux importants rendent quasi impossible la conversion vers un modèle à faibles marges et rotation élevée, laissant leur survie en balance.
Une transition numérique trop lente
En 2025, le e‑commerce représente 47,3 % du marché de détail chinois, selon SellersCommerce, tandis que les paiements mobiles et les technologies de livraison instantanée — drones et véhicules autonomes — rendent l’achat en ligne d’une simplicité déconcertante. Les consommateurs commandent sur leur téléphone en attendant une livraison dans l’heure.
En parallèle, le social commerce sur Douyin (version chinoise de TikTok), Kuaishou et Xiaohongshu (Little Red Book) contextualise l’achat et le rend social. Les clients n’achètent plus seulement : ils produisent du contenu, interagissent et partagent dans une boucle « buzz–achat–mise en scène » — à rebours des hypermarchés traditionnels, perçus comme transactionnels et fades.
D’après le China Internet Network Information Center, 83,8 % des internautes chinois effectuent des achats en ligne. Des plateformes comme Tmall et JD.com, avec prix transparents et livraison rapide, ont pulvérisé l’avantage géographique des hypermarchés. Plus besoin de « faire les courses du week‑end » : on commande à tout moment, et c’est livré quasi instantanément.
Un tournant décisif
De son entrée tonitruante en 1995 à sa sortie à prix bradés et à la disparition de sa marque aujourd’hui, la chute de Carrefour Chine procède à la fois de chocs externes et de rigidités internes. L’essor fulgurant du e‑commerce, la précision des nouveaux modèles « phygitaux », et, côté Carrefour, la dépendance aux marges arrière, une chaîne d’approvisionnement fragile et des réformes managériales tardives ont scellé le déclin.
Le départ de Carrefour de Chine marque un tournant pour le secteur. Les hypermarchés traditionnels sont pris en étau — par une demande fragmentée, une pénétration numérique massive et un mouvement de « déconsommation ».
Pendant trois décennies, Carrefour a été témoin de l’évolution du secteur chinois de la distribution, qui est passé d’une course à l’expansion à une nouvelle ère axée sur l’efficacité. Son retrait envoie un avertissement clair à tous les détaillants traditionnels : ceux qui continuent de miser sur les économies d’échelle et les dividendes générés par la fréquentation des magasins sont déjà des vestiges d’une époque révolue.
Sophia Lam a contribué à cet article.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

Xiao Yi est un commentateur spécialisé dans les affaires chinoises et un expert financier qui compte trente ans d\'expérience. Il a travaillé en Chine, en Corée du Sud, en Thaïlande et dans d\'autres pays d\'Asie du Sud-Est. Il est actuellement basé à Londres.
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