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Sargasses aux Antilles : un cauchemar environnemental devenu opportunité économique ?

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Vue de la plage des Raisins Clairs à Saint-François, dans le sud Grande-Terre, le 14 juillet 2025.

Photo: Epoch Times

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Durée de lecture: 18 Min.

En Guadeloupe, en Martinique et sur l’ensemble des côtes caribéennes, elles reviennent chaque année. Les sargasses emplissent l’air de leur odeur soufrée pestilentielle et teintent l’eau des plages d’un brun rougeâtre opaque. Face à ce fléau, collectivités locales et élus se mobilisent pour tenter d’apporter des solutions.

Connues depuis des siècles — au point d’avoir donné leur nom à la fameuse mer des Sargasses, dans l’Atlantique Nord, bordée par le Gulf Stream à l’ouest et le courant des Canaries à l’est — ces algues semblaient autrefois confinées au large.

Mais depuis 2011, elles envahissent massivement les littoraux de la Caraïbe, du sud des Petites Antilles jusqu’aux côtes mexicaines et américaines. Considérées comme un véritable fléau par les habitants, ceux-ci assistent impuissants à l’arrivée de radeaux d’algues qui assombrissent plages et rivages.

À chaque échouage massif, les riverains doivent affronter de lourdes conséquences. Le tourisme s’effondre : les plages souillées font fuir les baigneurs. La pêche est paralysée : les embarcations, prisonnières des algues, restent à quai. Certaines petites îles, comme La Désirade à l’est de la Guadeloupe, se retrouvent même isolées, les bateaux ne pouvant plus ni accoster ni repartir.

Au-delà des impacts économiques, la décomposition des sargasses au bout de 48 heures libère des gaz toxiques — ammoniaque et hydrogène sulfuré — qui suscitent une vive inquiétude sanitaire.

En Guadeloupe, le phénomène prend chaque année davantage d’ampleur. En 2025, les échouages sont particulièrement massifs et touchent même des zones jusque-là épargnées, comme les côtes du Moule, de Vieux-Fort ou encore de Trois-Rivières.

Pour le député guadeloupéen Élie Califer, l’invasion des algues brunes doit être considérée avant tout comme une pollution et non comme un simple déchet. Selon lui, le problème doit être traité à la source : « C’est bien une question de pollution ! L’État doit accepter de s’attaquer à cette réalité. Traiter une pollution signifie intervenir en amont, en captant les algues en mer, avant qu’elles ne s’échouent sur nos côtes. Car une fois à terre, elles deviennent des déchets dont la gestion incombe aux collectivités, comme le précise clairement le Code général des collectivités territoriales. Si nous voulons une action forte, durable et crédible, il faut s’inscrire dans le temps long et dans le sérieux. Cela passe par une coopération régionale, voire internationale, pour identifier non seulement les responsabilités, mais surtout l’origine de cette pollution et ses sources. »
Les sargasses, un gisement encore sous-exploité

« Un chiffre à retenir : 99,5 % ! », insiste le député guadeloupéen Olivier Serva. En avril dernier, il a participé, aux côtés de Mickaël Cosson, député des Côtes-d’Armor, à une mission d’information flash sur la valorisation des algues en France face à leur prolifération.

Les deux élus rappellent que le marché mondial de l’algue est en pleine expansion et dépasse largement les volumes potentiellement valorisables des sargasses. Selon la FAO, la pêche et l’aquaculture représentaient en 2022 une valeur d’environ 186 milliards de dollars, dont près de 5 milliards de dollars pour les algues.

Echouement d’algues vertes à Port-Louis, en Bretagne, juin 2025. (Epoch Times)

Aujourd’hui, 99,5 % des algues valorisées proviennent d’Asie du Sud, principalement de Chine, d’Indonésie, de Corée, des Philippines et de Malaisie. La France, à titre de comparaison, ne représente que 0,25 % de la production mondiale.

« Nous avons un marché avec une potentialité incroyable mais encore sous-évaluée en Europe, et singulièrement en France », souligne le député Olivier Serva.

En Bretagne, la filière algues est déjà bien installée. Les algues vertes sont valorisées pour leurs propriétés gustatives et nutritives (gélifiants, épaississants, produits alimentaires comme salades ou burgers) ; les algues rouges servent à la fertilisation des sols, mais aussi à la fabrication de matériaux de construction. Leurs minéraux peuvent se combiner à l’argile pour créer des composites innovants. En parallèle, la fabrication de plastiques biodégradables à base d’algues connaît une forte expansion en Europe.

Au-delà de l’alimentation, de la fertilisation et de la construction, les sargasses offrent un potentiel énergétique. « Si nous parvenons à créer un consortium entre la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane pour ramasser les algues en mer, nous pourrions les transformer en biocarburant. Incroyable ! Et cela fonctionne, c’est déjà prouvé. Mais il faut une volonté politique », s’enthousiasme M. Serva.

Le député nuance toutefois : « Le pouvoir combustible des sargasses est relativement faible. Il faut donc les mélanger à de la biomasse – déchets verts – et à la bagasse, résidu de la transformation de la canne à sucre, aujourd’hui non valorisée à Marie-Galante. Mon rêve, en tant que député de cette circonscription, est de créer une usine de valorisation des sargasses. À Capesterre de Marie-Galante, 40 % des sargasses s’échouent, et nous disposons aussi de bagasse inutilisée. C’est une opportunité unique. »

La plage de Capesterre de Marie-Galante asphyxiée par un échouement massif d’algues sargasses, le 21 juillet 2025. (Epoch Times)

Ramassage des sargasses : une question de sécurité et de responsabilité

Si la Bretagne exploite déjà ses algues de manière organisée, tout reste à faire aux Antilles. Outre la valorisation économique, Olivier Serva a constaté de grandes différences en matière de sécurité lors du ramassage. « En Bretagne, les opérateurs travaillent dans des cabines pressurisées, avec des filtres à charbon et des bips pour surveiller le taux d’hydrogène sulfuré. Chez nous, en Guadeloupe, rien de tout cela n’existe. Lors de la récente invasion à Marie-Galante, le seul ramasseur disponible a dû déclarer forfait, malade », raconte-t-il.

Le député insiste : la récolte doit se faire en mer, et non sur les plages. Sur les littoraux, l’élimination des algues échouées incombe aux communes et collectivités locales, tandis qu’en pleine mer, c’est l’État qui en assume la responsabilité.

Il est urgent de prévenir les échouements sur les plages. Outre les dégâts sur l’écosystème, la décomposition rapide des sargasses produit de l’hydrogène sulfuré, un gaz toxique qui menace la faune, les humains et même les équipements métalliques. Les échouements augmentent également la pollution par les métaux lourds et la chlordécone.

« Pour revaloriser les algues, il faut les ramasser fraîches en mer, explique M. Serva. Il faut installer des barrages flottants robustes ou des enrochements pour empêcher l’échouage, puis utiliser des outils de pompage performants. Les pêcheurs peuvent également participer, en stockant les algues dans des bacs en mer avant leur récupération pour valorisation. »

Avec 20 millions de tonnes de sargasses échouées dans la Caraïbe, le potentiel économique de cette ressource est énorme, à condition de mettre en place les infrastructures et la sécurité nécessaires.

Témoin de l’augmentation des échouements massifs d’algues brunes en Guadeloupe, vue du littoral de Vieux-Fort, situé dans le sud Basse-Terre, et jusque-là, épargné par les algues, envahi cette année, en juillet 2025. (Epoch Times)

Sargasses et responsabilité publique : un retard de l’État et de la région

Pour Olivier Serva, l’État et la Région Guadeloupe tardent à s’investir : « On a voulu démontrer que c’était une catastrophe naturelle, mais l’État a adopté une position pour le moins cocasse : Oui, c’est une catastrophe, oui elle est naturelle, mais ce n’est pas une catastrophe naturelle. Pourquoi ? Parce que pour être reconnue comme telle, il faut un caractère d’imprévisibilité. Or, les échouages de sargasses sont prévisibles grâce à la météo. L’État ne prend donc pas sa responsabilité. »

Le député insiste sur le potentiel local : « Il y a beaucoup d’énergie, d’idées et de compétences, en Bretagne comme en Guadeloupe. Mais pour passer à l’échelle, les pouvoirs publics doivent donner un coup de pouce final : marché, débouchés, aides à l’investissement. C’est là qu’intervient le fameux GIP, organisé par la Région, le Département et l’État, pour coordonner, structurer et financer des projets ».

Une découverte scientifique prometteuse

À l’Université des Antilles, la chimiste Sarra Gaspard travaille sur une solution innovante pour valoriser les sargasses tout en luttant contre la chlordécone, pesticide très toxique présent dans les sols antillais. Elle transforme les algues en charbon actif, dépolluant reconnu : « On travaille beaucoup à l’optimisation des propriétés de charbon actif pour décontaminer les eaux, explique-t-elle sur France 5. Sur la problématique des sols, on va utiliser des matériaux qui vont maintenir la chlordécone dans le sol, de manière à ce qu’elle ne soit pas transférée aux aliments, aux animaux d’élevage, au végétaux. »

La chercheuse souligne que la mise en œuvre à grande échelle dépendra des politiques publiques : « Il faut adapter les solutions aux moyens et aux impacts, pour que ces innovations puissent réellement bénéficier aux populations ».

Un financement européen pour récolter et valoriser
En tant que député européen, Rody Tolassy a présenté à la Commission européenne un rapport stratégique sur le potentiel de valorisation énergétique des algues brunes. Si la gestion des déchets échappe à la compétence de l’Union européenne, la production d’énergie relève en revanche de ses prérogatives. Le rapport met en avant deux axes prioritaires : la collecte des algues en mer, puis la production d’énergies à partir de ces biomasses.

« Plus on intervient au large, moins les algues sont chargées en métaux lourds. À mesure qu’elles approchent des côtes, leur contamination augmente », explique le député européen. « C’est une des raisons pour lesquelles nous privilégions le ramassage en mer : lorsqu’elles échouent sur les plages, il faut intervenir directement, ce qui accélère l’érosion et le recul du trait de côte. »

Rody Tolassy insiste également sur les enjeux environnementaux : « Même si on ramasse sur les plages, certaines zones restent inaccessibles : mangroves, zones non exposées ou non mécanisées… Du sud de Capesterre à Goyave et Petit-Bourg, il y a des endroits où aucune intervention n’est possible, laissant les écosystèmes souffrir de l’asphyxie due à la décomposition des algues. »

Pour la première fois en juillet 2025, les algues sargasses échouent massivement sur l’immense plage de Grande Anse à Trois-Rivières, dans le sud Basse-Terre, qui est alors désertée. (Epoch Times)

Ramassage en mer et valorisation : une approche ambitieuse

Le député européen Rody Tolassy envisage le ramassage des sargasses directement en mer grâce à des installations dédiées : « Il faut de vrais bâtiments de mer, des bateaux puissants capables de tracter des filets sur plusieurs centaines de mètres, puis un autre navire qui aspire, broie et stocke les algues », explique-t-il.

Lors de ses déplacements en mer, le député a pu constater la complexité de l’opération : « Les sargasses n’arrivent pas en radeaux compacts. Elles se présentent souvent sous forme de bandes fines, qui se rassemblent progressivement. Cela complique considérablement l’intervention. » Pour optimiser la collecte, Rody Tolassy compte sur la surveillance satellitaire afin de repérer les zones les plus denses. Une fois récoltées, les algues seraient broyées puis stockées dans des installations adaptées.

Le stockage actuel, sur des terrains en plein air, constitue un risque sanitaire et environnemental, selon le député : « Les algues sont très chargées en métaux lourds et dégagent des gaz toxiques. Les stocker sur le territoire, c’est accentuer la pollution des sols. Aucun site sécurisé n’existe en Guadeloupe. »

Le second axe du rapport porte sur la valorisation énergétique. Les algues broyées pourraient être transformées en biomasse, utilisée pour produire du charbon actif, de l’hydrogène ou du méthane, grâce à des unités modulaires faciles à installer et évolutives selon les volumes à traiter. Le budget estimé pour la collecte et la valorisation énergétique atteint environ 40 millions d’euros.

Un GIP qui monte en puissance ?

Face à la prolifération massive des sargasses, l’État et les collectivités locales ont mis en place un Groupement d’intérêt public (GIP) nommé Sargip en 2023, réunissant la Région, le Département et d’autres acteurs locaux. Mais avec l’aggravation des échouements et leurs conséquences sanitaires, environnementales et économiques, le modèle initial a été jugé insuffisamment efficace.

Le 31 juillet dernier, l’État, le SIPS (Syndicat Intercommunal pour la mise en valeur des Plages et Sites touristiques), la CCI des îles de Guadeloupe et d’autres organismes ont présenté un plan de réorganisation. « Nous sommes venus présenter le modèle de service public que nous allons mettre en œuvre. Le GIP sargasses a été créé il y a deux ans. C’est la tête, la planification, il doit monter en puissance, la 2e étape c’est la transformation du SIPS en SMO, syndicat mixte ouvert avec la compétence collecte et valorisation des sargasses », explique Sylvie Gustave-dit Duflo, vice-présidente de la Région Guadeloupe et présidente du conseil d’administration de l’Office français de la biodiversité, au micro de la radio RCI. Au niveau de la Région, il faut que le SMO soit opérationnel et performant, nous avons un modèle qui est Routes de Guadeloupe qui est performant et c’est vers cela que nous voulons aller, avec un SMO capable de faire face à des échouements de niveau moyen. »

L’objectif est de créer un SMO opérationnel et performant, capable de gérer des échouements d’intensité moyenne, sur le modèle des Routes de Guadeloupe, réputé efficace.

Les élus souhaitent également équiper le nouveau SMO d’engins amphibies, capables de collecter les algues en mer, avant leur échouement, en coordination avec des barrages flottants.

Cependant, un défi majeur reste à relever : toutes les sargasses de la Caraïbe proviennent de la zone de l’estuaire de l’Amazonie. Cela pose la question d’une coopération régionale : les pays de la Caraïbe pourraient-ils créer un consortium intercaribéen capable de bloquer et collecter les algues dès leur sortie d’Amérique du Sud, avant leur long trajet vers les côtes caribéennes ?