Le terme « pétrole décarboné » revient de plus en plus souvent dans les débats sur la politique énergétique du Canada. Le concept consiste à capter et stocker le dioxyde de carbone (CO₂) généré au cours de la production et du traitement du pétrole afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre — et ainsi soutenir la vigueur continue du secteur pétrolier et gazier, premier poste d’exportation du pays et pilier économique de l’Alberta et de la Saskatchewan.
La grande question désormais est de savoir si ce type de procédé peut être démultiplié — de six à vingt fois — pour permettre ce que la Première ministre de l’Alberta, Danielle Smith, a qualifié de « grand compromis » : utiliser le captage et stockage du carbone (CSC) pour obtenir l’aval du gouvernement fédéral à la construction d’un nouvel oléoduc vers la côte Ouest. Cette stratégie permettrait à l’Alberta de poursuivre la croissance de sa production pétrolière et de créer des emplois, tout en avançant les objectifs climatiques d’Ottawa.
Le Premier ministre Mark Carney, connu pour ses positions nuancées, a désormais clairement indiqué que tout nouveau pipeline serait conditionné à la démonstration par l’Alberta de sa capacité à « décarboner » sa production pétrolière.
L’
Alliance Pathways — un regroupement de six producteurs représentant 95 % de la production des sables bitumineux canadiens — a conçu un réseau de CSC de 16,5 milliards de dollars destiné à capter et stocker le CO₂ issu de jusqu’à 20 installations. L’objectif est de séquestrer 11 millions de tonnes par an lors de la phase 1, puis 40 millions de tonnes à terme. Ce projet vise à construire un consensus autour d’un nouvel oléoduc d’exportation qui pourrait permettre une hausse de 25 % de la production albertaine, générant jusqu’à 20 milliards de dollars par an de recettes d’exportation.
Des critiques crédibles — dont l’
Institute for Energy Economics and Financial Analysis et l’économiste de l’énergie Jennifer Considine — soulignent cependant les coûts élevés, les revenus incertains et les rendements médiocres d’autres expériences de CSC à grande échelle. Malgré cela, le gouvernement du Parti conservateur uni (UCP) de l’Alberta y voit une voie de sortie face à l’impasse actuelle avec Ottawa. Il estime que les bénéfices tirés des exportations de pétrole décarboné pourraient eux-mêmes financer les installations de CSC nécessaires pour conclure ce « grand compromis ».
Danielle Smith maintient une forte pression politique. Elle a récemment annoncé que l’Alberta financerait et dirigerait le dépôt d’une demande officielle de pipeline auprès du
Bureau des grands projets du gouvernement Carney.
Les obstacles restent nombreux, mais aucun n’est plus sérieux que la poursuite par Carney de l’arsenal de politiques anti-énergie de son prédécesseur Justin Trudeau, notamment le projet de plafonnement des émissions de pétrole et de gaz, au cœur de la stratégie fédérale pour atteindre la carboneutralité d’ici 2050. (Carney a récemment laissé entendre une certaine flexibilité sur ce point.) Mme Smith considère qu’il s’agit d’un plafonnement « inconstitutionnel » menaçant l’avenir économique de la province et a promis une bataille judiciaire si Ottawa ne renonce pas à cette mesure.
Dans le même temps, le gouvernement albertain adopte une approche plus conciliante : il propose de contribuer aux objectifs climatiques fédéraux via le CSC, en échange d’une accélération des approbations d’oléoducs dans le cadre du
projet de loi C-5.
Mais une question se pose : l’Alberta ne risque-t-elle pas de tomber dans un piège économique et technologique dont elle pourrait se mordre les doigts ?
Ce « grand compromis » créerait en effet deux catégories de pétrole au Canada, soumises à des réglementations et des structures de coûts différentes.
• À l’Ouest, les producteurs seraient confrontés à des obligations coûteuses et complexes de décarbonation, ainsi qu’à la menace d’un veto fédéral pour tout projet non conforme. Le pétrole canadien risquerait alors de perdre en compétitivité sur les marchés internationaux, tant en termes de rentabilité que de parts de marché.
• À l’Est, les raffineries continueraient à importer du pétrole « carboné » au prix le plus bas depuis des pays aux normes environnementales bien moins strictes.
Les sables bitumineux de l’Alberta représentent aujourd’hui 58 % de la production pétrolière canadienne. En décembre 2023, la province produisait un record de 4,53 millions de barils par jour, tandis que les principaux oléoducs d’exportation —
Trans Mountain, Keystone et Enbridge Mainline — fonctionnaient à pleine capacité.
La même année, l’Est du pays importait en moyenne 490.000 barils par jour, provenant des États-Unis (72,4 %), du Nigéria (12,9 %) et de l’Arabie saoudite (10,7 %). Depuis 1988, les importations via le Saint-Laurent ont dépassé 228 milliards de dollars, tandis que celles de la raffinerie
Irving Oil au Nouveau-Brunswick ont atteint 136 milliards entre 1988 et 2020.
La viabilité économique du CSC à grande échelle reste à démontrer ; ailleurs, ces projets ont largement échoué. Chercher à « décarboner » le pétrole albertain relève donc moins de la rationalité économique que de la logique idéologique du gouvernement Carney, alignée sur les objectifs climatiques mondiaux.
La question devient alors : pourquoi l’Alberta accepte-t-elle une politique susceptible de piéger ses contribuables dans un système coûteux et inéquitable, tout en compromettant la possibilité de nouveaux pipelines d’exportation ? D’autant que le capital privé demeure largement en retrait.
Les Albertains — et plus largement les Canadiens — devraient réexaminer avec soin tout « grand compromis » reposant sur la décarbonation du pétrole de l’Ouest. Une telle stratégie menace la viabilité économique de la production pétrolière albertaine et des infrastructures d’exportation associées, sans réduire de manière significative les émissions mondiales de CO₂.
Si l’industrie ne parvient ni à lever les capitaux nécessaires pour construire ces projets, ni à générer les flux de trésorerie pour les exploiter, qui paiera la facture ? Dans un contexte budgétaire déjà préoccupant, il est crucial que cette charge ne repose pas sur les subventions publiques.
Pire encore que les risques financiers, une telle approche pourrait fracturer le pays en deux zones économiques :
• Un Ouest écrasé par des exigences coûteuses de décarbonation, rendant le pétrole albertain parmi les moins rentables au monde ;
• Un Est continuant de bénéficier de pétrole étranger bon marché.
Un tel scénario serait désastreux pour l’unité nationale. Il est temps pour l’Alberta de reconsidérer ce « grand compromis ».
Ron Wallace est ancien membre de l’Office national de l’énergie.
La version originale intégrale de cet article a été publiée dans le
C2C Journal.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.