Opinion
Le nouvel antisémitisme se cache derrière le langage de la vertu
Raymond Aron avertissait dès 1967 que l'antisémitisme prenait une forme nouvelle et plus insidieuse. Ses analyses restent d'actualité.

Un char de l'armée israélienne longe la frontière avec la bande de Gaza au lever du soleil, le 6 mars 2024.
Photo: Jack Guez/AFP via Getty Images
En décembre 1967, l’intellectuel public français et sociologue Raymond Aron affirmait que l’Occident entrait dans « l’âge du soupçon ». Il faisait référence à une nouvelle forme d’antisémitisme, inaugurée par nul autre que le général Charles de Gaulle, héros des Forces françaises libres pendant la Seconde Guerre mondiale et alors président de la France.
Un rappel du contexte s’impose. Juin 1967 marqua la guerre des Six Jours, le troisième conflit majeur entre Israël et ses voisins arabes — principalement l’Égypte et la Syrie, unies au sein de l’éphémère République arabe unie, auxquelles se joignaient la Jordanie et l’Irak. Comme lors de la guerre d’Indépendance de 1948 et de la crise de Suez en 1956, Israël remporta une victoire militaire décisive. Cette fois-ci, cependant, Israël devint une puissance occupante — un « embarras de richesses », selon les mots d’un responsable israélien — contrôlant le plateau du Golan, la Cisjordanie, Gaza et le Sinaï.
Durant la période précédant la guerre, au cours du conflit et dans ses lendemains, Aron rédigea une série d’articles pour Le Figaro. Ces essais — ultérieurement réunis dans l’ouvrage « De Gaulle, Israël et les Juifs » — offraient une magistrale analyse politique et géopolitique. Ils examinaient le conflit au Moyen-Orient, l’implication des grandes puissances comme les États-Unis et l’Union soviétique, ainsi que l’influence d’États intermédiaires tels que la Yougoslavie, l’Inde, le Royaume-Uni, la France et le Canada. Aron était particulièrement bien placé pour commenter ces questions, en tant qu’auteur de « Paix et guerre entre les nations », ouvrage fondamental dans ce domaine.
Le second élément de contexte est la désormais tristement célèbre conférence de presse de De Gaulle, le 27 novembre 1967. Sous sa direction, la France s’était extraite de l’Algérie après une guerre brutale qui contribua largement au concept moderne de décolonisation. Pendant ce conflit, la France était un allié solide d’Israël, fournissant des avions de chasse sophistiqués et considérant l’État juif — ainsi que d’autres minorités ethniques et religieuses du monde musulman — comme un rempart contre le panarabisme, lequel visait à rétablir le califat islamique démantelé par Mustafa Kemal en 1924.
Mais après la fin de la guerre d’Algérie en 1962, la France changea brusquement de cap. Également sous l’effet de l’engagement américain au Viêt Nam, de Gaulle prit ses distances avec le passé colonial français et avec les États-Unis « impérialistes » — et, de plus en plus, avec Israël. Il chercha à cultiver des relations plus étroites avec l’Union soviétique et les États arabes.
Ainsi, en 1967, la France — autrefois alliée d’Israël lors de la crise de Suez — condamna Israël pour avoir déclenché la guerre des Six Jours. Peu importait que le président égyptien Nasser eût provoqué Israël en bloquant le golfe d’Aqaba et en exigeant le retrait des Casques bleus du Sinaï : de Gaulle plaça la responsabilité entièrement sur Israël.
Pour Aron, toutefois, l’aspect le plus troublant de la conférence de presse de de Gaulle ne résidait pas dans le virage politique, mais dans ses propos sur les Juifs — tant israéliens que de la diaspora. De Gaulle déclara :
« Certains même redoutaient que les Juifs, jusqu’alors dispersés, mais qui étaient restés ce qu’ils avaient été de tout temps, c’est-à-dire un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur, n’en viennent, une fois rassemblés dans le site de leur ancienne grandeur, à changer en ambition ardente et conquérante les souhaits très émouvants qu’ils formaient depuis dix-neuf siècles : “L’an prochain à Jérusalem”. »
Pour Aron, ce langage faisait écho aux stéréotypes antisémites modernisés — accusations d’élitisme juif, de domination et d’adaptabilité comme instruments de manipulation culturelle. Bien qu’il s’abstint de qualifier de Gaulle d’antisémite, Aron soutenait que les remarques du général, dans le contexte de l’idéologie décolonisatrice de gauche et du sentiment anti-occidental croissant, ouvraient un chapitre dangereux et nouveau. La réponse d’Aron mérite d’être citée intégralement :
« Aucun Juif ne doit imposer le silence aux antisémites en leur rappelant d’anciennes souffrances, si excessives qu’elles aient été. Je ne vais pas assimiler les antisémites de 1967 à Hitler pour les disqualifier sans les entendre. Mais, écrivant librement dans un pays libre, je dirai que le général de Gaulle a sciemment et délibérément engagé une nouvelle phase de l’histoire juive et peut-être de l’antisémitisme. Tout redevient possible ; tout recommence. Certes, il n’y a pas de menace de persécution, seulement de “malveillance”. Ce n’est pas l’âge du mépris, mais l’âge du soupçon. »
Cette déclaration était remarquable — surtout venant d’un Juif se décrivant lui-même comme « déjudaïsé » et fier citoyen français. Aron saisit un moment où les dynamiques spirituelles, intellectuelles et géopolitiques du monde moderne commençaient à basculer. Dans sa retenue caractéristique, il refusa d’assimiler l’antisémitisme de 1967 à celui d’Hitler ou d’invoquer les souffrances de l’Holocauste comme arme rhétorique — reconnaissant que de tels instruments seraient bientôt retournés contre Israël. Il traça plutôt une ligne précise : bien qu’il n’y eût aucune menace immédiate de persécution physique, une nouvelle forme d’antisémitisme était apparue, enracinée dans l’idéologie décoloniale et présentant le Juif non plus comme victime, mais comme agresseur impérialiste. Aron perçut clairement les forces dangereuses que le langage de de Gaulle avait légitimées.
Aujourd’hui, nous vivons encore sous l’ombre de l’invocation de de Gaulle — et nous avons toujours besoin de la lucidité d’Aron. La carte géopolitique a évolué : l’Union soviétique s’est effondrée, remplacée par une Russie qui reste influente au Moyen-Orient et qui, contrairement à son prédécesseur, est désormais militairement active sur le continent européen. L’Europe, autrefois échiquier de la politique d’équilibre des puissances, s’est transformée en union humanitaire et commerciale qui condamne par réflexe l’usage de la force par l’Occident — notamment par Israël et les États-Unis. Et contrairement aux anticipations d’Aron, plusieurs nations arabes — bien que ni l’Iran ni la Turquie — se sont rapprochées d’Israël.
Pourtant, si les alignements mondiaux ont évolué, les dynamiques intellectuelles et morales identifiées par Aron perdurent — et se sont sans doute intensifiées. La suspicion à l’égard d’Israël s’est approfondie. Des accusations de génocide sont désormais formulées avec désinvolture par des commentateurs, des responsables de l’ONU et des politiciens européens.
La critique géopolitique d’Aron à l’encontre de de Gaulle demeure également pertinente. Tout en reconnaissant le droit de la France de tracer sa propre voie, Aron affirmait que les actions de de Gaulle sapaient les intérêts et l’influence françaises au Moyen-Orient. Nous observons un parallèle aujourd’hui. Le Canada, le Royaume-Uni et la France, entre autres, ont reconnu l’État palestinien à la lumière de la campagne militaire israélienne à Gaza. Drapés dans un langage humanitaire, ces gestes n’apaisent pas les tensions et ne servent pas les intérêts nationaux.
Les gouvernements de ces pays doivent également composer avec des populations musulmanes importantes et croissantes — mais ils ne peuvent justifier leur politique étrangère uniquement par un appel à l’harmonie intérieure. Comparés à 1967, ces pays exercent une influence régionale bien moindre, les acteurs du Moyen-Orient façonnant de plus en plus leurs propres affaires. L’ambition de la Turquie de supplanter l’Iran comme prétendante à un califat rétabli, par exemple, a pris le pas sur sa quête autrefois chérie d’adhésion à l’Union européenne.
Entre-temps, la Russie fait pression sur le flanc oriental de l’Europe avec sa guerre en Ukraine. Confrontée à des pressions sur ses frontières orientale et sud-orientale — et à des relations complexes avec des populations musulmanes croissantes — l’Europe occidentale devrait redécouvrir son indépendance nationale, culturelle et militaire. Au lieu de cela, elle nourrit la même illusion que de Gaulle autrefois : qu’elle peut se définir en opposition aux États-Unis et à Israël « impérialistes » sans conséquences.
La voix sobre d’Aron nous serait bien utile aujourd’hui. Son jugement géopolitique équilibré, sa compréhension profonde des biais idéologiques — capturée dans son « L’Opium des intellectuels » — et sa perception du sens d’Israël tant pour les Juifs que pour les affaires mondiales restent précieux. Nos dirigeants gagneraient à relire les essais d’Aron, à réfléchir à leurs intérêts nationaux, à réévaluer les enjeux moraux de leurs choix et à reconsidérer le rôle de la religion tant chez eux qu’à l’étranger.
Nous vivons encore dans l’âge du soupçon d’Aron. Bien que les acteurs aient changé, les enjeux demeurent. Si nous espérons un avenir vivable, justice et force — contrairement aux idéaux humanitaires utopiques — doivent agir de concert.
Collin May est chercheur principal au Frontier Centre for Public Policy, avocat et chargé de cours adjoint en sciences de la santé communautaire à l’Université de Calgary. Il est titulaire de diplômes en droit (Université Dalhousie), d’une maîtrise en études théologiques (Harvard) et d’un diplôme d’études approfondies (École des hautes études, Paris).
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

Collin May est chercheur principal à la Fondation Aristote pour les politiques publiques, avocat et chargé de cours adjoint en médecine à l'Université de Calgary. M. May est l'ancien directeur de la Commission des droits de la personne de l'Alberta.
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